Grâce à Tania et ces précieuses indications sur l'oeuvre de Daniel Defoe, voici des nouvelles fraîches de la manière dont Marie Coupe-bourse a été digérée avec succès par la culture machiste.
Tout juste publiées à peu près cent ans après sa mort, les Mémoires de Marie Coupe-bourse sont revues et corrigées par le romancier britannique Daniel Defoe sous le nom de The Fortunes and Misfortunes of the Famous Moll Flanders (Heurs et malheurs de la fameuse Moll Flanders).
Deux siècles plus tard, son roman est adapté au cinéma.
En 1965, Marie Coupe-bourse devient une sorte de Fifi Brindacier adulte habillée en satin vert avec des collants rouges. Extrait du film "The Amorous Adventures of Moll Flanders" avec Kim Novak dans le rôle principal, à voir ici : Moll Flanders en héroïne de slapstick.
Car avec Daniel Defoe et ses admirateurs, exit la femme qui défie les enquêtes de police !
Dans la bande-annonce de l'un des films sortis en 1996 (l'autre est ici mais je ne sais pas s'il est mieux (je ne crois pas)) "Moll Flanders ou les mémoires d'une courtisane" de Pen Densham, Moll Cut Purse, la voleuse, la comédienne, la truculente est devenue une quoi ? Une courtisane.
Cela nous rappelle les poétesses de la fin du XVe siècle et du début/milieu du XVIe comme, entre autres, Louise Labé, qui se sont vues vite fait ravaler au rang de courtisanes sans autre valeur que d'avoir eu "l'honneur" d'avoir peut-être bien prêter/vendu leur jeune postérieur à la lubricité de vrais "hommes de talents", what else ?
En 2007, Ken Russel a tourné une nouvelle version de Moll Flanders avec Lucinda Rhodes-Flaherty dans le rôle de Moll Flanders. Mais surtout pas d'après les Mémoires de Moll Flanders,elle-même. Qui cela étonne?
Alors à quand une réimpression des véritables mémoires de Moll Flanders, mesdames les éditrices (s'il y en a) ?
Parce que d'après la prose de notre héroïne, on dirait qu'elle s'est plutôt bien amusée à pratiquer des activités hors-la-loi et son ton respire une complète liberté. Un film sur elle devrait alors mettre en scène un personnage à la manière de Thelma et Louise, le film dont j'ai visionné la DVD ce weekend (clouée au lit que je suis par le même virus qu'il y a un mois. Saperlotte !), et pas à la derviche tourneuse que l'on voit dans cette affligeante bande-annonce qui sent son drame dramatique à plein nez. (Ici la bande-annonce en français encore plus inaudible qu'en anglais quand on sait que cette femme (la "création" de Defoe) n'a rien à voir avec le vrai personnage de Moll Flanders qui n'a jamais été une courtisane).
Ajout du 29 : la culture machiste consiste à ne jamais présenter l'oppression des femmes par les hommes comme une réelle injustice humaine et sociale mais à la présenter comme fatale, romantique, érotique et un excellent sujet de drame, de comédie ou de tragi-comédie.
Dans ce contexte, une figure de femme affranchie ne doit jamais être présenter comme telle. Présenter une femme affranchie comme affranchie, c'est reconnaître qu'il y a oppression. La femme libre doit donc être présenter comme essentiellement victime/bénéficiaire de sa beauté. Ce doit être une femme que les circonstances ont desservi mais qui, ayant un corps jeune et beau, a toujours un moyen de s'en sortir. Vous voyez lequel. Ce n'est pas une femme libre, donc, mais une femme immorale par nécessité. On sous-entend que la femme étant plus ou moins débridée sexuellement de nature, elle ne répugne pas à se servir de ce corps pour s'en sortir et y trouve même quelques plaisirs "coquins".
Fantasme d'homme.
Tout autre moyen plus "masculin" que cette figure aurait employé à sa survie est traité de manière anecdotique et réductrice.
En réalité, la vraie Moll Flanders a une énergie de vie fantastique et aucune peur des risques et pourtant le risque essentiel pour elle est la pendaison à laquelle elle échappe quasi par miracle.
Elle a un nombre impressionnant de vol et larcins à son actif et s'est constitué par ce biais une véritable petite fortune.
Moll Flanders est une vraie rebelle, avec des côtés sombres et des côtés brillants. Voleuse, manipulatrice et comédienne hors pair, si elle cherche à plusieurs reprise une sécurité matérielle par le biais du mariage, elle finit toujours par épouser des hommes qui lui plaisent même s'ils ne sont finalement pas forcément aussi riche qu'elle l'aurait souhaité. Le plus gros choc de sa vie fut de découvrir (pour l'un de ses maris) qu'elle avait épousé son propre frère ! À propos du mariage, elle explique aussi très bien avec exemples à l'appui comment le système de son époque piège les femmes. De ce point de vue, ses Mémoires sont un excellent témoignage sur les moeurs machistes du XVIIe siècle.
Affaire passionnante ! En première lecture, sans trop m'y attarder, j'avais imaginé que Defoe, comme bien des romanciers, avait brandi l'argument de la "véritable histoire" pour appâter les lecteurs. Ton billet précédent m'a fait découvrir sa véritable inspiratrice et celui-ci m'amène à me demander s'il y a bien eu de véritables mémoires de Moll Flanders ?
RépondreSupprimerJe te mets en lien l'intéressante "préface du traducteur" de Marcel Schwob qui tente une remontée précise des sources :
http://www.gutenberg.org/files/18112/18112-h/18112-h.htm Il écrit que "La vie de Mary Frith a donc joué pour Moll Flanders le même rôle que la relation d'Alexandre Selkirk pour Robinson Crusoé. C'est l'embryon réel que de Foë a fait germer en fiction."
L'autre question que tu soulèves, à propos des avatars cinématographiques de l'héroïne, est celle des stéréotypes de la représentation des femmes à l'écran. Confusion volontaire avec l'autre "aventurière" de Defoe, Roxana, une courtisane ? Tu as raison, il nous faudrait une nouvelle réalisation de Moll Flanders en "vraie rebelle" !
Soigne-toi bien, Euterpe.
Oui, il y a bien eu des véritables Mémoires que je viens d'ailleurs de lire du début à la fin car elles se lisent avec facilité déconcertante. La clarté d'esprit de cette femme est prodigieuse. On les trouve en ligne traduit de l'anglais ici : http://books.google.fr/books?id=UB1OAAAAcAAJ&pg=PA145&lpg=PA145&dq=moll+coupe+bourse&source=bl&ots=z-zzuSDkXe&sig=RtV0llIhqWUaC9ybwdRqXBBr_C8&hl=fr&sa=X&ei=EasBUZLBKMTKswaB6YCoAQ&ved=0CC0Q6AEwAA#v=onepage&q=moll%20coupe%20bourse&f=true
RépondreSupprimerJe m'étonne que Schwob n'en est pas eu connaissance. Mais il faut dire que ces Mémoires n'ont jamais été réimprimé depuis 1721. Et si elles n'étaient pas sur le web, je n'en aurais pas eu connaissance non plus.
Très intéressante préface de Schwob en tout cas. Par contre, d'après ses Mémoires Moll Flanders et Marie Frith ou "Marie Coupe-bourse" sont deux personnes distinctes. En effet, lorsqu'elle parle de son amie, la sage-femme chez laquelle elle loge et qui la complimente pour son adresse à voler, elle dit ceci : "elle me combla d'éloges, me mettant infiniment au-dessus de la célèbre Marie Coupe-bourse qui s'était tant signalée par ses travaux ...".
Les femmes illustres ou insoumises sont toujours métamorphosées en putains dans les "oeuvres" de fiction masculines, et même dans les livres d'Histoire, puisqu'écrits par les hommes !
RépondreSupprimerOui, c'est vraiment systématique ! Mais ils attendent hypocritement qu'elles soient mortes depuis un certain temps. C'est pour cela que je m'intéresse aux mortes. Surtout les plus anciennes. Le culte des morts tel qui se pratiquent dans ce monde machiste consiste à rendre des hommages hyperboliques aux défunts même les exécrables et à détruire la réputation des défuntes même les plus admirables (à part quelques femmes alibis pour que cela ne saute pas aux yeux).
SupprimerLe culte des morts par une certaine société a un impact certain sur la construction des individu.e.s de cette même société.
On a vécu l'année dernière la même péripétie avec, cette fois, un personnage de fiction : Lisbeth Salander, l'héroïne de Millenium de Stieg Larsson. Dans le film, version américaine, mis en scène par David Fincher, la Lisbeth (androgyne, nerd, geek, lesbienne, sans affects du roman) est sexualisée dans le film de David Fincher. C'est une sale habitude, ils ne peuvent supporter les rebelles ! Merci pour le lien :)
RépondreSupprimerDans le genre polar scandinave adapté/foiré au cinéma, il y a eu le "Smilla's sense for snow" de Peter Høeg dont l'héroïne est censé être une dano-groenlandaise (demi-inuit) d'une incroyable directicité (je ne trouve pas de mot francais pour dire qu'elle est directe jusqu'à la brutalité), un caractère particulier qui a fait le succès du roman (paraît-il mal traduit en francais) et le film tiré de ce bestseller est à pleurer de banalité. Le personnage féminin est juste "critères-masculins-compatible" point barre.
SupprimerMe voilà reconnectée, enfin!
RépondreSupprimerPassionnant, je viens de lire le tout, et ne connaissait pas Marie Frith, mais Moll oui, bien sûr.
Une sale habitude... dit Hypathie, bien plus que ça. Mais on ne va pas pleurer.
Merci pour toutes ces recherches Euterpe, Belle semaine.
Contente que tu sois reconnectée, Colo ! Bon, tout le monde connaissait déjà Moll Flanders sauf moi, alors ! ;)
SupprimerIl existe sur le Web un livre édité en 1721 qui s'intitule "Les Mémoires de Moll Flanders par elle-même" sans auteur sauf que que le nom "Daniel Defoe" est griffoné au crayon au dessus du titre à l'intérieur du livre et bien que ce nom n'apparaisse imprimé sur aucun page.
De plus, j'ai comparé le texte de Defoe traduit par Schwob de ce texte-là et les deux diffèrent par bien des points et cela n'est pas seulement du à la traduction de Schwob. Il n'y a tout simplement pas du tout les mêmes détails ni au début, ni à la fin.
La version de Defoe est plus longue, plus étoffée. L'autre est plus une succession ininterrompues d'aventures.
Que penser ? De plus, le ton est tellement féminin qu'il ne semble pas possible qu'un homme est écrit cette première version.
Pourtant personne ne semble avoir entendu parler de vraies mémoires.
C'est étrange.
Très!
SupprimerIl y a plein de choses étranges: je prépare un billet sur l'excellente peintre cubiste María Blanchard qui même de son vivant a été "escamotée", tien donc!!!, et d'étranges falsifications semblent avoir eu lieu....tu verras!
Tu me rassures (si je puis dire). J'ai hâte de lire ça !
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