jeudi 3 mai 2012

Dramaturgeresses et tragédiennes

Pour en revenir au théâtre, on remarquera que le grand public ne connaît guère de dramaturges féminines ou tragédiennes.
J'ai parlé de Yasmina Reza dans un précédent billet mais finalement peu la connaisse.
Dans le dernier Ex-Berliner (journal des expatrié.e.s anglophones vivant à Berlin) la dramaturgeressse berlinoise d'origine hessane Franziska Werner se plaint du fait que les femmes se meuvent toutes sur la scène du théâtre indépendant du fait que les hommes accaparent le domaine théâtrale officiel au grand complet à eux tous seuls.
Shermin Langhoff, une autre dramaturgeresse berlinoise d'origine turque qui est un peu plus influente pour avoir produit le premier film de Fatih Akin qui a rendu célèbre ce cinéaste, s'est fait une petite place à Kreuzberg dans le milieu du théâtre multiculti, ce qui n'est pas non plus LE théâtre national avec un grand TN.

Ce ne sont pourtant pas les premières femmes qui écrivent des pièces et qui tentent de les montrer au public.

Mme de Staël, pour ne citer qu'elle, en écrivit.

Olympe de Gouges en écrivit trois : L’Esclavage des Noirs (qui est consignée à l'Académie Française sous le titre nettement moins explicite de Zamore et Mirza, ou l’heureux naufrage) ; Le Couvent ; La Nécessité du divorce.

Sa pièce sur l'esclavage fut jouée trois fois en tout avant d'être censurée apprend t-on de Catel et Bocquet qui viennent de sortir une BD sur O. de G.

Eliane Viennot a publié une anthologie en 5 volumes sur le théâtre des femmes de l'Ancien Régime.

Le premier volume traite des femmes du XVIe siècle. Je me cantonnerai à celui-là :

la première dramaturgeresse connue est donc Marguerite de Navarre qui écrivit 8 pièces : L'Inquisiteur ; Le malade ; Trop, prou, peu, moins ; La Coche ou Comédie des Quatre Femmes ; Comédie des Parfaits amants ; Comédie de Mont-de-Marsan ; Comédie de la Nativité de Jésus-Christ ; Comédie du Désert.

Louise Labé écrivit le Débat de Folie et d'Amour.

Catherine des Roches : Tobie ; Bergerie ; Placide et Sévère ; Iris et Pasithée.

La toute première pièce féminine connue est "L'Inquisiteur" de Marguerite de Navarre. Tout un programme.
Extrait :

[SCÈNE I
L’INQUISITEUR.]

L’INQUISITEUR commence.
Le temps s’en va toujours en empirant ;
L’on ne fait plus de religion compte.
Notre crédit, dont je vais soupirant,
Se pourrait bien enfin tourner à honte.
Ce savoir neuf, qui le nôtre surmonte,
Nous ôtera enfin honneur et bruit,
Dont tous les jours faut qu’en chaire je monte
Jusques à ce que par moi soit détruit.
Si je n’avais qu’aux ignorants affaire,
Je les ferais retourner par la crainte.
Mais je ne puis les savants faire taire,
Qui mieux que moi ont l’Écriture sainte ;
Car contenter je ne les puis de feinte.
Toujours leur faut alléguer l’Écriture,
Dont ils me font soutenir peine mainte ;
Car je n’en fais jamais bonne lecture.
Grand temps y a que suis passé docteur
Dedans Paris, par ceux de la Sorbonne.
Quatre ans y a que suis inquisiteur
De notre foi, sans épargner personne.
Je ne dis pas que, si quelqu’un me donne
Un bon présent pour racheter sa vie
(Mais que jamais à nul mot ne sonne),
Qu’à le sauver promptement n’aie envie.
Mais à un sot, il se laisse mourir
Par un témoin que lors je lui suscite,
Et ne se veut par argent secourir,
Comme raison à ce faire l’incite.
Bien que de mort ne voie nul mérite,
Il passera par le feu toutefois.
Et, si un peu mon cerveau il irrite,
Brûler tout vif pas grand compte n’en fais.
Car, il vaut mieux qu’un homme innocent meure
Cruellement, pour être exemple à tous,
Que cette erreur plus longuement demeure,
Par qui nos lois vont sens dessus dessous.
Si l’homme meurt innocent, simple et doux,
Bienheureux est : au Ciel trouvera place.
S’il est mauvais, soutenir, pouvons-nous,
Qu’en le faisant mourir, on lui fait grâce.
Bons et mauvais, la chose est claire et ample,
J’envoie au feu, quand me sont présentés ;
Je n’ai regard seulement qu’à l’exemple
Et ne me chaut de tous les tourmenter
Assez de gens se sont mal contentés
De ma rigueur, mais je n’en fais que rire.
Je n’ai nul soin, fors que bien augmentés
Soient de par moi les moyens de martyre.
Si quelque ami de ma façon cruelle,
Par charité, pense de m’avertir,
Je lui réponds : « Las, ami, c’est le zèle
Que j’ai de faire hors du pays sortir
Ceux qui peuvent le peuple divertir
D’être sujets de notre sainte Église ! »
Le noir en blanc ainsi sais convertir ;
Car ma fureur en zèle je déguise.
De tous leurs dits ne me chaut pas d’un double :
Je n’ai regard qu’aux biens que je reçois.
Ce m’est tout un qui s’en courrouce ou trouble,
J’impugne ceux qui soutiennent la foi.
De la bonne oeuvr’, j’en parle bien ! Mais quoi ?
Je n’en veux point la peine et l’exercice.
Foi ne me plaît, et ne sais que je crois,
Et quitter puis de bonne heure l’office.
Tout mon cas gît à faire bonne mine.
Rien-ne-vaut suis, et contrefais le bon.
Mais il n’y a créature si fine,
S[i]’elle ne sait m’apaiser d’un bon don,
Que ne lui fasse ou bien porter bourdon
En quelque long et pénible voyage,
Ou demander en chemise pardon,
Ou bien mourir par le feu ou en cage.
Mais ces propos troublent tant mon cerveau
Qu’il me convient, pour fournir à la peine,
Aller dehors, puisque le temps est beau ;
Car je n’y fus encore de semaine.
À cette fin que mieux je me promène,
Çà, mes souliers ! Ôtez-moi ces pantoufles !
Contre le froid, je trouve chose saine
 D’avoir des gants. Donnez-moi donc des moufles !


[SCÈNE II

LE VALET, L’INQUISITEUR.]

LE VALET
Où voulez-vous aller, mon maître,
En ce temps qui est si d’hiver ?

L’INQUISITEUR
Je ne saurais plus ici être.

LE VALET
Il a l’esprit de travers :
Les prés sont de neiges couverts,
Et ne s’en peut l’on retirer.

L’INQUISITEUR
Je vais voir s’il y a des vers
En quelque nez, pour les tirer.
Il fait froid ?

LE VALET
Non fait, ce me semble.

L’INQUISITEUR
À quoi le connais-tu, valet ?

LE VALET
Pource que je vois là ensemble
Des enfants jouer au palet.

L’INQUISITEUR
Voilà la raison d’un follet :
Quand l’enfant joue par nature
À la neige ou au châtelet,
Dire qu’il n a point de froidure.

LE VALET
Mon maître, point ne me blâmez.
Voyez les enfants en ce jeu :
Ils sont rouges et enflammés
Comme ceux qui sont près du feu.
Ou ils n’ont nul froid en ce lieu
Comme celui que vous sentez,
Ou ils sont mieux gardés de Dieu
Que vous, qui tant vous tourmentez.

L’INQUISITEUR, le frappant.
Quel fol voici ! Te tairas-tu ?
T’appartient-il d’ainsi parler ?

LE VALET
Mon maître, vous m’avez battu.
Adieu donc ; je m’en veux aller !

L’INQUISITEUR
Non feras ! Car trop bien celer
 Tu sais mon affaire secret.

LE VALET
Cessez doncques de m’appeler
Ainsi fol, puisque suis discret.


Admirons le rendu de la violence et du cynisme de l'inquisiteur. Les pièces de Marguerite de Navarre sont très moliéresques or elle est née 130 ans avant Molière. Pourtant personne, vraiment personne, ne connaît son oeuvre théâtrale !


Enluminure : Marguerite de Navarre offrant sa Comédie des Quatre femmes à la duchesse d'Étampes. (Détail curieux : le bichon maltais de Marguerite de Navarre a été mystérieusement découpé de l'image).

9 commentaires:

  1. Il est bien vrai que les femmes auteures de théâtre brillent par leur soit-disant et/ou réelle absence. Merci, cet extrait est brillant.
    Et comme tu dis, que de cynisme!
    "Car ma fureur en zèle je déguise.
    De tous leurs dits ne me chaut pas d’un double :
    Je n’ai regard qu’aux biens que je reçois."

    As-tu lu ou entendu le nom de Joaquina García Balmaseda de González 1837-1911? Elle a écrit, entre autres 3 pièces, et toute son oeuvre est dédiée aux femmes, à les aider dans un chemin libératoire...

    Mais où est passé le bichon?¿?¿?¿

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  2. A Colo : apparemment elle n'est connue ni des allemands ni des francais car je n'ai rien trouvé sur elle ni sur google.fr ni sur google.de
    Il ne me reste plus qu'à me remettre à l'espagnol :)

    Le bichon a été découpé sans doute après l'époque cartésienne. Au XVIe siècle on prêtait encore aux animaux une âme sensitive et ils avaient toute leur place auprès des grand.e.s de ce monde mais après la théorie de Descarte sur l'animal-machine, on a sans doute trouvé leur présence indécente auprès des princes et des princesses...à moins qu'il ne s'agisse des fameux découpages passe-temps d'Henri III dont Alexandre Dumas et Robert Merle font mention dans leur roman respectif sur le règne du dernier Valois.

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  3. J'adore Mme de Staël! J'aime aussi beaucoup Benjamin Constant, désolée j'ai pas pu m'en empêcher de le citer celui-là, je sais pas, pour moi ils représentent un couple mythique, c'est incontrôlable...

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  4. "Les pièces de Marguerite de Navarre sont très moliéresques or elle est née 130 ans avant Molière". Il n'est peut-être pas insensé de penser que Molière ait lu (et apprécié) Marguerite de Navarre, qui lui aurait servi d'inspiratrice ? On peut rêver en tous cas.

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  5. A Berenice : moi aussi je l'aime beaucoup. Son "De l'Allemagne" est un vrai chef-d'oeuvre. On le croirait écrit aujourd'hui tant les caractères décrits sont restés semblables.

    A Hypathie : c'est exactement ce que je pense. Cette pièce et quelques autres étant des "farces", genre très prisé par Molière, il ne se peut pasqu'il n'ait puisé dans le répertoire des farces francaises antérieures dont celles de Marguerite. Or sur le Wiki http://fr.wikipedia.org/wiki/Farce_%28th%C3%A9%C3%A2tre%29
    on saute du moyen-êge au XVIIe siècle sans évoquer le XVIe siècle et les premières farces écrites (celles du moyen-âge ne l'étant pas). Cela pourrait vouloir dire que Marguerite de Navarre serait la première francaise a avoir rédigé des farces. Du coup, il ne faut pas en parler, c'est une femme.

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  6. "Art" de Yasmina Reza - un excellent souvenir de théâtre, une pièce jouée en Belgique par les excellents Trintignant, Vaneck et ...?, puis reprise par des comédiens belges, avec succès.
    Mme de Stael, une fameuse plume, mais je ne connais pas son théâtre.
    Marguerite de Navarre est citée dans les cours d'histoire littéraire et guère lue, en effet.
    D'un saut vers le XXIe siècle : Geneviève Damas (belge) écrit pour le théâtre, je n'ai ni lu ni vu ses pièces, mais comme j'ai beaucoup aimé son premier roman ("Si tu passes la rivière"), c'est un nom que je tiendrai à l'oeil.

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  7. A Tania : "Art" et "Conversation après un enterrement". Je trouve toutes les pièces de Y.R. extraordinaires. Mais en fait, je ne les ai que lues.
    Il me semble que Mme de Stael et Marguerite de Navarre pourraient tout autant être étudiées en littérature que les auteurs masculins.
    Quand j'étais en 4e, on étudiait encore George Sand. Maintenant on l'a évacuée des livres de francais. On a pourtant laissé Mallarmé qui est, à mon goût, d'un ennui mortel et moins bon écrivain.
    Je suis allée sur le lien que tu as mis sur ton blog à propos de Geneviève Damas. Oui dès que je peux mettre la main sur l'un de ses livres, roman ou pièce, je le fait !

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  8. Marguerite de Navarre était au programme agreg ou capes lettres modernes 1996 (si j'ai bon souvenir, j'occulte d'avoir raté...). Donc pas trop niée en femme de grandes lettres...

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  9. A christine GMD : oui mais on n'en entend pas trop parler au lycée. De plus on ne connaît pas son oeuvre théâtrale. Et puis elle devrait aussi figurer dans les livres d'histoire car elle fut sans conteste la plus grande diplomate de la première moitié du XVIe siècle.

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