Lorsque la cour de Ferrare se trouvera dominée
par une grande femme du 14e siècle (pas de wikipédia en
français pour cette femme), ses courtisans se mettront à écrire des apologies féminines en hommage à leur souveraine. Ainsi d'Arienti et sa Gynevera. Suivront Jacopo Foresti (plagié apparemment par Antoine Dufour), Mario Equicola et Agostino
Strozzi dont les ouvrages coïncidant avec l'extension de l'imprimerie seront largement diffusés en Europe, provoquant le fameux débat sur la question de la femme (dite
„querelle des femmes“ à savoir la querelle des hommes sur les
femmes).
Le De plurimi claris selectisque
mulieribus de Foresti, est une compilation encyclopédique qui
inspirera d'autres collections biographiques comme le De Mulieribus de
Mario Equicola. Texte certainement en partie dicté par le besoin de
reconnaissance du courtisan par la marquise de Mantoue (Isabelle d'Este), néanmoins dans sa collection de biographies de femmes
illustres, Equicola avance une théorie qui va se trouver fortement
décriée : l'égalité des sexes face au pouvoir.
L'étape suivant sera franchie par
Bartolomeo Goggio (Bartolomeo Goggio est seulement cité dans Stephen Kolsky, The Ghost of Boccaccio. Writings on famous women in Renaissance, Italy, Late medieval and early modern Studies, Brepols, Turnhout, 2005, ouvrage dont une certaine Susanna Longo, maîtresse de conférence d'Italien à Lyon III, fait un résumé accessible en pdf sur le web), ainsi qu'en dehors de l'Italie par
Corneille Agrippa dont j'ai aussi déjà parlé à plusieurs
reprises.
Bartolomeo Goggio, nous explique Kolsky (via Susanna Longo), défend la supériorité
physique et morale de la femme et disculpe Eve du péché originel
(remarquons que plus aucun homme ne le fait aujourd'hui, bien au
contraire, ils insistent tous sur le symbole évident et inamovible du péché d'Eve (cf. Émission sur lacuriosité sur Rfi après l'atterrissage réussi du robot Curiosity sur Mars). Malheureusement l'ouvrage de Kolsky n'existe pas en français.
Corneille Agrippa, quant à lui, révise
toutes les théories négatives sur les femmes : d'Aristote aux Pères
de l'Église et revient lui aussi sur la Genèse et son
interprétation du rôle d'Eve.
Mais si l'on connaît assez bien les ouvrages
masculins qui ont donné naissance à la fameuse querelle sur l'égalité des
sexes du XVIe siècle, on ignore complètement les ouvrages
féminins sur la question et même les féministes du XXe siècle ne connaissent pas d'âme soeur issue de ce siècle autre que Marie de Gournay alors même qu'il y a eu
Helisenne de Crenne, Nicole Estienne Liebault sans parler de ses
italiennes qui ont repris le flambeau d'Equicola et Poggio comme
Moderata Fonte (1555-1592), pseudonyme de Modesta Pozzo de Zorzi, fille, épouse
et nièce d'avocats vénitiens, morte en accouchant de son 4e enfant,
et qui écrivit le „Mérite des femmes“ publié en 1600 à titre
posthume dans lequel elle interprète également à sa façon le rôle d'Eve dans la Genèse. Comme quoi, bien des gens l'ont fait au fil des siècles mais leur voix a été couverte par les conservateurs et propagateurs les plus hargneux de la même médisance millénaire sur la question d'Eve.
"Le Mérite des femmes" décrit un débat
dans un endroit isolé (principe du Decameron, également adopté par Marguerite de Navarre pour son Heptameron ) entre sept femmes qui récusent et
dissèquent les comportements masculins, „pervers ou cruels, envers
toutes les femmes. A plusieurs reprises, elles s'émerveillent de ce bref
entre-soi où elles peuvent parler de tout et de rien, sans regard
qui juge ni censure.
Cette conscience donne une tonalité
moderne à leurs échanges qui échappent , au mutisme soumis des
femmes voire à la sidération engendrée par une critique masculine
aux aguets.
Vices et tromperies des hommes, dans
leurs positions de pères, frères, maris ou amants, et même fils,
sont donc successivement passés au crible, Comme en négatif, ils
font d'autant mieux ressortir l'excellence morale et sociale des
femmes et permettent aux devisantes de proclamer la supériorité
absolue du sexe féminin. Toutes les participantes ne
manifestent cependant pas la même virulence ni la même conviction.
Certaines la plus jeune en particulier, qui n'a pas encore tâté
du mariage mais se sait proche des épousailles hésitent entre
accommodements ou résignation et désir d'affrontement. Un
magnifique cauchemar fait par l'une d'elles dans la nuit qui sépare
les deux sessions est relaté au début du second livre et met au
jour la tension qui clive leur sensibilité. Leurs vacillements,
leurs hésitations à endosser une position arrêtée suscitent
brouhahas et gentilles altercations autour des contradictions
exprimées par l'une ou l'autre, et Moderata, qui révèle ici ses
qualités de metteur en scène et de dialoguiste, tire parti de ces
menus affrontements pour animer la dispute. Elle sait jouer du
retournement des lieux communs et des arguments éculés sur la
faiblesse féminine par d'amusants exemples : Ève ne fut-elle
pas poussée à cueillir la pomme par appétit de connaissances alors
qu'Adam la mangea par basse convoitise ? Ève encore ne
naquit-elle pas de la chair d'un Adam qui, lui, avait été créé de
vile boue, etc. ? Moderata sait aussi renverser les termes de
l'opposition entre Nature et Raison en passant dans le registre de la
métaphore. Habile dialecticienne, elle tire ainsi argument de la
lourdeur de l'eau dont la mer nourrit pourtant les fleuves à leur
source pour rappeler que « les hommes, qui nous sont inférieurs
et devraient par conséquent s'abaisser et humilier », au
contraire « s'élèvent et nous dominent contre toute raison,
contre toute justice ».
(…)
La subordination et la dépossession
économiques qu'elles dénoncent sont celles des femmes de leur
classe, interdites d'activité commerciale ou de gestion indépendante
de leur patrimoine, dépouillées de leurs biens propres, de leurs
dots que s'approprient et dilapident les hommes qui leur sont
proches. La cupidité gouverne le mariage. Mais, d'un point de vue
plus théorique, n'est-il pas absurde, se demandent-elles à un point
critique de leur discussion, que la femme achète par sa dot un
« tyran » ? Est-il impensable de renverser ces
échanges inégaux et leurs effets pervers, tous produits directs de
l'alliance de mariage ? Proposition hardie, mais si difficile à
conceptualiser qu'elle tourne court. Du moins révèle-t-elle la
conscience aiguë qu'ont ces dames de leur exploitation économique,
enracinée dans l'institution même du mariage.
(...) „
(source : ChristianeKlapisch-Zuber, « Moderata FONTE [Modesta Pozzo], Le
Mérite des femmes, traduction, annotation et postface de
Frédérique Verrier, Paris, Éditions Rue d'Ulm (collection
« Versions françaises »), 2002, 267 p. », CLIO.
Histoire, femmes et sociétés, 18 | 2003, 286-288.
Jamais entendu parler de Moderata Fonte et du "Mérite des femmes", merci pour ce billet très intéressant.
RépondreSupprimerNous avons la chance d'avoir une traduction en francais de son oeuvre, ce qui n'est vraiment pas du luxe ! Merci pour ton passage, Tania :)
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