mercredi 19 décembre 2012

Réécrire l'histoire sans les femmes ou l'éternel cas des Amazones

Extrait du livre "Des Amazones et des femmes" par Cécile Voisset-Veysseyre.

(Pour connaître ses sources et lire ce qui précède ou ce qui suit,cliquer .

L'auteur de l'Anabase d'Alexandre s'autorisait de deux propagandistes pour nier,entre autres, l'existence des Amazones : "Cependant il n'est fait mention de cela ni chez Aristobule ni chez Ptolémée, ni chez aucun de ceux dont le témoignage est digne de foi en ces matières. D'ailleurs je ne pense pas que la race des Amazones existait encore à cette époque et, même avant l'époque d'Alexandre [...]. Et même personnellement, il me semble invraisemblable qu'une telle race de de femmes ait tout simplement existé, bien qu'elles aient été si souvent célébrées, et par des auteurs si estimés". Comme Strabon, Arrien ne veut point entendre parler de ces femmes ; l'argument d'autorité couvre le refus entêté de croire à leur existence. Avec raison, Paul Goukowsky adressait à ces deux auteurs respectifs de salutaires critiques et reliait ce parti pris à l'histoire de la fameuse rencontre : "Comme un repoussoir, l'oeuvre de Clitarque permettait toutefois à Ptolémée de souligner sa propre objectivité. C'est ainsi qu'il qualifiait de légendaire les amours d'Alexandre et la reine des Amazones".
Avant lui Jean Thérasse montrait que la tendance moralisatrice des récits ultérieurs à ceux des deux historiographes permettait de mettre en doute l'impartialité de celui qui s'en autorisait : "Arrien a laissé de côté tout une série de faits plus ou moins légendaires défavorables à Alexandre, alors que Quinte-Curce, précisément s'y est complu. C'était enlever par le fait même toute base à des considérations et à des reproches  moralisateurs". La rencontre d'Alexandre et de Thalestris rend donc effectif le constat accordant du poids à son caractère anecdotique ; si Quinte-Curce en donne le récit le plus détaillé, Arrien en dit le moins. Jean Thérasse et Paul Goukowsky montraient justement que Diodore et Quinte-Curce se référaient eux-aussi à Aristobule et à Ptolémée. Ce n'est pas sans raison que Plutarque voulut clore le débat. "Du reste, que l'on ajoute foi ou non à ce récit, l'admiration pour Alexandre ne sera ni diminuée ni accrue". Peut-on le croire ? Une certaine historiographie ne ternissait-elle pas l'image du Héros ? Si la geste d'Alexandre ne comptait pas avec les Amazones comme le voulait Arrien, n'était-ce pas parce que sa rencontre avec Thalestris risquait de ternir la mémoire du grand homme ? Une guerre des images faisaient rage, engageant deux écritures qui s'opposaient selon qu'on devait ou non présenter un Alexandre défenseur des valeurs grecques : "Mais un état s'accommode mal d'avoir à sa tête un héros et, comme on le verra, l'historiographie officielle s'employa d'abord à dissimuler ce par quoi Alexandre entendait s'écarter de la norme". N'importe t-il pas que les récits de Diodore, de Quinte-Curce et de Justin imputent à l'amante amazonienne une double métamorphose d'Alexandre sous la double forme d'une orientalisation et d'une féminisation ?
L'association de l'orient et des Amazones ne surprend pas, non plus que la représentation de la femme-amazone qui domine l'homme au lieu d'être dominée par lui car toutes deux reproduisent le vieux motif de l'inversion ; ainsi lit-on qu'"au lieu d'arracher comme Hercule sa ceinture à l'Amazone, c'est-à-dire sa virginité, Alexandre s'est laissé violer par Thalestris !". Ce retournement de situation insupporte tant la grande histoire que l'aventure amazonienne du grand homme doit être jetée aux oubliettes, à moins qu'il faille lire cette fabuleuse union comme "une fable moralisatrice destinée à mettre en garde les Grecs contre les dangers de l'Orient".

On peut faire tourner la rencontre au désavantage de Thalestris et faire d'elle une seconde Penthésilée en regard d'un Achille venant de la poignarder, bien que le dommage de cette rencontre touche moins spectaculairement Alexandre : "On dit qu'ils découvrent alors leur amour mutuel, à moins qu'il ne s'agisse, selon une autre interprétation, de l'ultime tentative de séduction du héros par la guerrière aux abois". Ainsi lit-on : "C'est après treize jours passés dans les bras de l'Amazone (le chiffre est constant) que le Macédonien adopte les moeurs perses".
La petite histoire permettrait-elle alors de lier cette orientalisation fatale à un amour guerrier ? Telle est la lecon qui paraît se tirer du Secretum Secretorum, recueil d'écrits adressés au Héros et qui connut un grand succès au Moyen Âge : "Dans ce texte, Aristote avertit Alexandre qu'il est dangereux de confier son corps aux femmes et le met en garde contre les venins mortels qui avaient empoisonné tant de roi par le passé"
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Pour les hommes le célibat des Amazones se lit de la division plutôt que de l'union et fait lire leurs relations avec eux comme des unions destructrices plutôt que procréatrices. Dans le texte patriarcal, ce célibat est un célibat guerrier ; avant d'être coupables, les unions non conjugales sont condamnables parce qu'elles délient les femmes de ceux qui entendent bien, c'est-à-dire seuls, mener politique.

(Cécile Voisset-Veysseyre une autrice qui a beaucoup écrit sur les Amazones a publié trois ouvrages sur ce thème aux éditions L'Harmattan)

Sur le philosophe Hobbes, elle écrit : Thomas Hobbes est apparemment le seul philosophe qui ait jugé utile d’intégrer à la réflexion politique, fût-elle dominante, la question des Amazones. A l’encontre d’une tradition hostile à ces femmes, il les donne à lire moins comme des guerrières que comme des mères. C’est l’occasion pour lui d’exercer positivement la pensée critique vis-à-vis d’un long héritage que résume le terme "patriarcat".

2 commentaires:

  1. Tout cela nous rappelle que les relations hommes-femmes sont de tous temps terriblement conflictuelles ! C'est la guerre, il n'y a pas d'autre mot je trouve. Lyautey en avait trouvé sur son chemin des amazones, des femmes qui défendaient leur territoire contre le colonisateur venu le leur voler. La légitime défense est dans la loi. Aussi, vivent les Amazones.

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  2. Oui, les Amazones c'est le symbole de la femme non-colonisée. Ce que plus aucune de nous n'est. Le chemin pour retrouver notre liberté est long et difficile d'autant que la résistance pour nous en empêcher est brutale. Tiens, j'ai trouvé un très bon billet sur la violence comme système de défense contre l'oppression ici : http://yetiblog.org/index.php?post/la-violence-comme-arme-politique
    C'est à propos de NDDL mais cela pourrait tout aussi bien être au sujet de la défense de notre droit d'être humain féminin. Oui, car comme tu le dis c'est la guerre. Les machos aiment la guerre, veulent la guerre. C'est flagrant sur ton dernier billet sur les noms de rue !

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