lundi 19 mars 2012

Ce qui rend les femmes malades, d'après la poétesse Catherine des Roches

L'IGNORANCE BANNIE DE CHEZ LES FEMMES (par Catherine des Roches ; 1542-1587)

Il n'y a passion qui tourmente la vie
Avec plus de fureur que l'impiteuse envie :
De tous les autres maux on tire quelques biens ;
L'avare enchaîné d'or se plaît en son lien ;
Le superbe se fond d'une douce allégresse,
S'il voit un grand Seigneur qui l'honore et caresse ;
Le voleur, épiant sa proie par les champs,
Sourit à son espoir, attendant les marchands ;
Le gourmand prend plaisir au manger qu'il dévore,
Et semble, par les yeux, le dévorer encore ;
Le jeune homme, surpris de lascives amours,
Compose en son esprit mille plaisants discours ;
Le menteur se plaît fort, s'il se peut faire croire ;
Le jureur en bravant croit augmenter sa gloire.
Mais, ô cruelle Envie, on ne reçoit par toi
Sinon le déplaisir, la douleur & l'émoi !
A celui qui te loge, ingrate et fière hôtesse,
Tu laisses, pour paiement, le deuil et la tristesse.
C'est par toi que tombé sous le bras fraternel,
Le pauvre Abel mourut, invoquant l'Éternel.
Depuis, en te coulant aux autres part du monde,
Tu semas sur la terre une race féconde
En ires & forfaits, fureurs et cruautés,
Par qui les vertueux vivent persécutés.
Mais sur tous autres lieux, c'est la contrée attique
Qui témoigne le plus de ta puissance inique,
Non point pour Théséus de ses parents trahi,
Pour le juste Aristide, injustement haï ;
Ni pour ce Thémistocle, allant chercher la terre
D'un roi que tant de fois il poursuivit en guerre ;
Ni pour voir Miltiade à tort emprisonné ;
Pour Socrate non plus, qui meurt empoisonné :
Mais pour toi, Phocion, qui n'eus pas sépulture,
Au pays tant aimé, où tu pris nourriture.

Une dame étrangère, ayant la larme à l'oeil,
Reçut ta chère cendre, & la mit en cerceuil :
Honorant tes vertus de louanges suprêmes,
Elle cacha tes os dedans son foyer même ;
Disant d'un triste coeur, humble et dévotieux :
Je vous appelle tous, ô domestiques Dieux,
Puisque de Phocion l'âme s'est retirée,
Pour aller prendre au ciel sa place préparée,
Et que ses citoyens auteurs de son trépas,
L'ayant empoisonné, ors ne veulent pas
Qu'il soit enseveli dedans sa terre aimée,
Se montrant envieux dessus sa renommée ;
Puisque mort il éprouve encore leur trahison,
Aimons ce qui nous reste, honorons sa prison.
L'Envie, regardant sa dame piteuse,
Dans soi-même sentie une ire vénimeuse,
Roulant ses deux grands yeux, pleins d'horreur & d'effroi :
Ah, je me vengerai, se dit-elle, de toi.
Hé ! tu veux donc aider, sotte, tu veux défendre
Phocion, dont je hais encore la morte cendre :
Saches qu'en peu de temps je te ferais sentir
De ton hâtif secours un tardif repentir ;
Car, en dépit de toi, j'animerai les âmes
Des maris qui seront les tyrans de leurs femmes
Et qui de s'illustrer leur ôtant le pouvoir,
Leur défendront toujours l'étude et le savoir.
Aussitôt qu'elle eut dit, aux hommes elle inspire
Le désir d'empêcher leurs femmes de s'instruire.
Ils veulent effacer de leur entendement
Les Lettres, des Beautés le plus digne ornement,
Et ne voulant laisser chose qui leur agrée,
Leur ôtent le plaisir où l'âme se recrée.
Que ce fut à l'Envie une grande cruauté,
De martyrer ainsi cette douce Beauté !
Les Dames aussitôt se trouveront suivies
De fièvres, de langueurs et d'autres maladies :
Mais surtout la douleur de leurs enfantements,
Leur faisait supporter d'incroyables tourments,
Aimant trop mieux mourir que d'être peu honteuses,
Contant aux médecins leurs peines langoureuses ;
Les femmes , ô pitié ! n'osaient plus se mêler
De s'aider l'une l'autre ; on les faisait filer.
En ce temps, il y eut une dame gentille,
Que le ciel avait fait belle, sage & subtile,
Qui piteuse de voir ces visages si beaux,
Promptement engloutis de ces avares tombeaux,
sous les habits d'un homme apprit la Médecine ;
Elle apprit la vertu des fleurs, feuilles et racines :
Mais les Dames pensant que ce fut un garçon,
Refusaient son secours d'une étrange façon,
L'on connaissait assez à leurs faces craintives,
Qu'elles craignaient ses mains comme des mains lascives.

Agnodice voyant leur grande chasteté.
Les estima beaucoup pour cette honnêteté :
Lors, découvrant du sein ses blanches pommes rondes,
Et de son chef doré les belles tresses blondes,
Montre qu'elle était fille et que son gentil coeur
Les voulait délivrer de leur triste langueur.
Les Dames admirant cette bonté naïve,
Et de son teint douillet la blanche couleur vive,
Et de son sein poupin le petit mont jumeau,
Et de son chef sacré l'or crépelu tant beau,
Et de ses yeux divins les flammes ravissantes,
Et de ses doux propos les grâces attirantes
Baisèrent mille fois et sa bouche et son sein,
Recevant le secours de son heureuse main.
On voit en peu de temps les femmes & pucelles,
Reprendre leur teint frais, & devenir plus belles :
Mais l'Envie en frémit ; un furieux serpent,
Qu'elle tient en sa main, son noir venin répand :
Son autre main portait une branche épineuse ;
Son corps était plombé, sa face dépiteuse,
Sa tête sans cheveux, où faisaient plusieurs tours
Des vipères hideux, qui la mordaient toujours.
Traînant autour de soi ces furieuses rages,
Elles s'en va troubler les chastes mariages ;
Car le repos d'autrui lui est propre malheur.
Elle dit qu'Agnodice ôte aux maris l'honneur.
Les maris furieux saisissent Agnodice,
Pour en faire à l'envie un piteux sacrifice.
Hélas, sans la trouver coupable d'aucun tort,
Ils l'ont injustement condamné à la mort !
La pauvrette, voyant le malheur qui s'apprête,
Découvrit promptement l'or de sa blonde tête ;
Et montrant son sein beau, agréable séjour
Des Muses, des Vertus, des Grâces, de l'Amour,
Elle baissa les yeux, plein d'honneur et de honte ;
Une vierge rougeur en la face lui monte,
Disant que le désir qui l'a fait déguiser,
N'est point pour les tromper, mais pour autoriser
Les Lettres, qu'elle apprit, voulant servir leurs Dames ,
Montrant à les guérir, non à les rendre infâmes.
Les hommes, tout ravis, sans parler, ni mouvoir,
Attentifs seulement à l'ouïr & la voir,
Comme l'on voit, parfois, après un long orage,
Rasséréner les vents, & calmer le rivage,
Se trouvant tout ainsi vaincus par la pitié,
Rapaisent la fureur de leur inimitié :
Faisant à la pucelle une humble révérence,
Ils lui vont demander pardon de leur offense.
Elle, qui ressentit un plaisir singulier,
Les supplia bien fort de faire étudier
Les Dames du pays et leur laisser la gloire
Que l'on trouve à servir les filles de Mémoire.
L'Envie connaissant ses efforts abattus
Par les faits d'Agnodice, & ses rares vertus,
A poursuivi depuis, d'une haine immortelle
Les Dames qui étaient vertueuses comme elle.

7 commentaires:

  1. Je trouve ce poème extrêmement beau et prophétique car Catherine des Roches prédisait déjà pour les femmes qui voulaient s'instruire un parcours très difficile qui existe encore de nos jours :"..A poursuivi depuis, d'une haine immortelle
    Les Dames qui étaient vertueuses comme elle."

    "Car, en dépit de toi, j'animerai les âmes
    Des maris qui seront les tyrans de leurs femmes"

    Je reste quand même troublé par l'ensemble du texte car "l'Envie" est au féminin ! A moins qu'elle veuille inconsciemment dire aux femmes que le danger peut venir d'elles mêmes et de leur propre manque de résistance à la tyrannie des hommes ??
    Euterpe , éclairez-nous de votre science !

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  2. A coup de grisou : ah je suis contente que vous le trouviez beau car moi aussi je suis charmée par l'harmonie de ces vers et la facilité avec laquelle ils se succèdent dévoilant un grand talent naturelle chez son autrice.
    Non, non, votre interprétation est très moderne et ne correspond pas à l'esprit de l'époque. Il faut savoir que les Vices et les Vertus (toujours citées avec des majuscules) étaient vues comme des personnes ainsi que les sentiments et même des concepts abstraits comme la Paix et la Guerre dont le genre est presque exclusivement féminins du fait du latin. Ainsi de la Tempérance (Temperentia), la Clémence (Clementia), la Joie (Laetitia), la Justice (Iusticia) etc...Les gens se représentaient accompagnées de leurs propres valeurs morales personnifiées. Ils étaient capables de dire : "je vins accompagnées de la Sérénité et de la Tempérance" en s'imaginant deux femmes à leurs côtés. C'est la raison pour laquelle on voit tant de représentations allégoriques dans la peinture. La vie très communautaire des gens les menaient à tout personnifier. Nous nous avons tendance à tout machiniser. Ou alors, depuis l'avénement de la psychanalyse, tout lacaniser, comme ce que vous faites :¬) Autre temps autre représentation imaginaire du monde !

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    1. Merci beaucoup pour ces explications dont je me doutais un peu , mais il est tellement difficile d'interpréter l'esprit de notre époque alors pensez pour un béotien comme moi ,celui du XVIème siècle !

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  3. Un poème de résistance, au fond, à l'asservissement et à l'ignorance. Superbe.

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  4. A coup de grisou : néanmoins à part ce détail vous avez bien saisi le sens du poème et c'est le plus important !
    (Et effectivement la fin est prophétique).

    A Hypathie : je me suis rendue compte que comme on fait de la photo aujourd'hui, on immortalisait volontiers les moments de sa vie en vers. Et comme pour la photo, certain.e.s étaient plus doué.e.s que d'autres. Aujourd'hui on va montrer des photos, des vidéos accompagnées d'un peu de prose pour exprimer des points de vue féministes, en ce temps le féminisme s'exprimait en vers comme le reste. Et en effet, comme tu le dis c'est un poème de résistance, un poème qui dénonce ce que les femmes subissent. On ne saurait plus exprimer les choses de cette manière et puis on est devenu plus visuel qu'auditif. Dans ce temps c'était l'inverse. Cette oeuvre est très belle en effet.

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  5. Moi aussi je suis sous le charme de ce poème qui semble "couler de source" comme tu dis.
    Baisser les yeux, rougir, s'effacer et comme le dit Hypathie un éloge de l'ignorance.
    J'ai du retard et m'en vais lire la suite...belle semaine Euterpe.

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  6. Je savais qu'il te plairait !:)
    Non ce n'est pas un éloge de l'ignorance par contre mais de l'étude. C'est sans doute ce que tu as voulu dire.
    Bonne semaine à toi aussi Colo.

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