samedi 12 février 2011

La Marie salope de Patrice Chéreau

Pour Richelieu et Mme de Lafayette, pour Voltaire, pour Stendhal encore, Marguerite de Valois n'était pas la «reine Margot», sobriquet inventé par Alexandre Dumas. Elle n'était pas non plus la princesse dépravée que la modernité associe à ce titre de fantaisie. Elle était la reine Marguerite, dernière représentante des Valois-Médicis et autrice de "Mémoires" fameux, édités tout au long de l'Ancien Régime - en France comme en Angleterre et en Italie, de la "Déclaration du roi de Navarre", qu'elle écrivit en 1574 pour le compte de son époux, le futur Henri IV, coupable d'une tentative de coup d'État, et le "Discours sur l'excellence des femmes", qu'elle rédigea au crépuscule de sa vie, s'inscrivant ainsi dans la «querelle des femmes» qui faisait rage en France depuis près de deux siècles - mais qui l'avait jusqu'alors bien peu intéressée.

(Éliane Viennot, professeure de littérature de la Renaissance à l'Université Jean Monnet de Saint-Étienne et membre de l'Institut universitaire de France a publié un ouvrage sur Marguerite de Valois regroupant ces trois écrits, première livre d'une collection intitulée «la cité des dames» consacrée aux classiques féminins de l'Ancien Régime).



Cet extrait de film est tiré de "La reine Margot" adapté très "librement" du roman de Dumas par Patrice Chéreau. Désolée pour tous celles et ceux qui l'ont malencontreusement "adoré" (j'ai lu cela quelque part) mais je dois exprimer ici mon indignation devant tant de bêtise et de mauvais goût de la part du réalisateur qui a défiguré et saccagé sans état d'âme un chef-d'oeuvre du roman classique. Sans doute cette oeuvre le dépasse t-il complètement. Dumas qui a lu les Mémoires de Marguerite de Valois bouscule un peu la chronologie des événements historiques et ajoute quelques romances et intrigues de son invention mais il ne fait qu'accentuer par là les traits marquants de l'histoire dans l'Histoire, les placer sous un éclairage intéressant et ressusciter une société disparue assez plausible, qu'il parvient à rendre attachante malgré ses excès. Il traduit bien et sans tomber dans la vulgarité ce grand écart typique du XVIe siècle entre sensibilité extrême et choquante barbarie. Chez Chéreau, il ne s'agit même plus d'un arrangement avec l'Histoire qui aurait la politesse de respecter un minimum la langue, un minimum le caractère des protagonistes, un minimum la vérité historique, non : tel un graffiti barbouillé sur la Joconde, on est en pleine déprédation.
Portraits de Marguerite de Valois
Dumas qui a un sens inné du théâtre démarre le roman sur deux scènes simultanées assez burlesques : l'une où, le jour du mariage, Margot échange avec son amant le duc de Guise trois mots en latin (car elle est érudite et Dumas le souligne tout au long du livre) pour lui donner rendez-vous le plus discrètement possible pendant la nuit de noce, et l'autre où, au même moment, Henri de Navarre taquine puis rassure sa maîtresse jalouse et lui promet pour lui prouver son amour de passer sa nuit de noce avec elle. Moliéresque dans la construction, c'est une entorse faite à la réalité historique puisque les nuits de noce de princes étaient rarement une affaire privée.
La scène du mariage représentée dans la vidéo avec le coup que donne Charles IX à sa soeur pour lui faire dire "oui" correspond à ce qu'on a plus tard prétendu au sujet de la cérémonie afin d'obtenir une annulation du mariage sous le motif qu'il avait été forcé alors que ce n'était pas le cas. Dans ses Mémoires, Marguerite de Valois décrit une cérémonie normale si on excepte l'estrade devant l'église catholique et tout ce qui a trait à un mariage oecuménique. Passons sur le geste brutal qui n'est ni dans le roman ni dans l'Histoire et admettons qu'il ait un intérêt cinématographique (un coup à une femme c'est bon ça coco), la suite n'en est pas moins pitoyable de grossièreté.
Portraits de Henri III encore duc d'Anjou dans le film
On voit le futur Henri III, cheveux longs et gras, visage au teint bistre et au regard libidineux souhaiter à Henri de Navarre la "bienvenue dans la famille" en ajoutant : "une famille un peu particulière...pas si mal..tu verras "(genre : hinhinhin...tu ne sais pas sur quels dingues tu es tombé mais tu vas t'en apercevoir : tout le monde couche avec tout le monde chez nous) : vulgaire. Le frère du roi (duc d'Anjou en 1572) est le futur Henri III, donc, qui ne porta pas autrement les cheveux que courts, frisés et dressés comme c'était la mode à l'époque. D'une nature délicate et raffinée, Henri III était un homme particulièrement soigneux de sa personne et adorait composer des vers. Il possédait une grâce naturelle qu'il tâchait de mettre en valeur. La vulgarité lui était assez étrangère.
Portraits de Charles IX
Charles IX n'arbora jamais non plus cette tignasse aussi longue que grasse portée tout au long du film par Jean-Hugues Anglade (très grand acteur MALGRÉ les dialogues nullissimes de Chéreau, et qui réussit malgré eux et cette coiffure débile à ressembler au vrai Charles IX! Chapeau!).
Pour en revenir au stupide "bienvenue dans la famille" il aurait été bien ridicule de la part du duc d'Anjou de parler à son petit-cousin Henri de Navarre comme à un parfait étranger !
Henri épousait sa propre petite-cousine
, soit la petite-fille du frère de sa grand-mère. Le couple et toute la fratrie dont les parents étaient cousins germains avaient des arrières-grands-parents communs. De plus, fils de France et princes du sang se connaissaient tous comme les doigts de la main depuis le berceau, étant déjà une famille avant même de se marier, chacun sait (du moins je le croyais) quels problèmes de consanguinités traînaient avec elles ces anciennes familles royales qui ne se mariaient guère au-delà du cousin au 2e degré.
Ce dialogue niais et gratuit témoigne donc d'une absolue méconnaissance des coutumes monarchiques* (*je ne suis pas monarchiste) de quelqu'un qui prétend faire un film sur la monarchie.
Je passe sur l'air de psychozombie déterré et possédé de Catherine de Médicis dont j'ai déjà parlé ailleurs, et je voudrais qu'on m'explique l'intérêt de faire passer la maison des Valois pour un lupanar, Marguerite de Valois pour une Marie Salope, Henri de Valois pour un pauvre pervers et Henri de Navarre pour ce personnage tourmenté et sur le qui-vive incarné par Daniel Auteuil, excellent acteur du reste pour incarner les personnages de Michael Hanecke, mais qui ne cadre pas du tout avec le renard, fin, facétieux, campagnard et très sûr de lui que fut Henri de Navarre non seulement tel que le présente Dumas dans son roman mais tel qu'il a du être réellement. Henri de Navarre
Dans le film ce futur grand roi mendie sans la moindre dignité l'amitié de sa femme en se plaignant d'être détesté de tous (si dans le roman il exprime un moment donné la même plainte ce n'est pas du tout mais alors pas du tout dans cette position de mendiant), le couple se balance leurs parents morts à la figure comme le feraient des saoûlographes ou des imbéciles, du coup on parle de "mariage blanc" (ce qui nous ramène brutalement au XXe siècle et à la controverse des mariages "mixtes") et Marguerite "just married" prend des allures de super chipie pour dire à son désormais époux "personne ne m'oblige à coucher avec vous". Hormis la platitude et encore une fois, la vulgarité d'une telle phrase, elle est de plus d'une absurdité inégalable puisque historiquement c'est exactement le contraire : on l'obligeait à consommer le mariage et cela dès la nuit de noce. Si Dumas fait faire chambre à part aux protagonistes, ce n'est pas du tout pour que Marguerite puisse faire bisquer Henri (tu ne m'auras pas nananèreuh!) mais pour les besoins de son intrigue qui est la suivante : tous deux amoureux de leur côté d'une autre personne, les deux enfants de France sont surpris par ce mariage politique qui leur tombe dessus sans crier gare et ils se voient obligés de ménager la susceptibilité de leurs amant.e.s afin de les conserver, tout en se protégeant mutuellement des manipulations royales sans éveiller les soupçons quand à leur séparation de corps convenue AMICALEMENT. Quand Catherine s'en aperçoit ils changent de tactique...Un vrai tour de force qui non seulement ne fait pas peur à Dumas mais ce dernier parvient à mêler en permanence de l'humour au drame sans jamais tomber dans la vulgarité ce que Chéreau ne souhaite ni rendre ni comprendre.

Toutes les scènes de ce film sont calquées sur l'extrait publié ci-dessus où les phrases bêtasses et mesquines alliées aux apparences négligées des hommes et très déshabillées des femmes n'ont strictement rien à voir ni avec le roman pillé ni avec le siècle représenté. Les dialogues ont le niveau affligeant d'écoliers dans la cour de récréation d'une école primaire, les personnages présentent des comportements d'enfants attardés extériorisant à tout va les manifestations d'une libido désordonnée d'adolescents qu'aucun tabou n'arrêteraient. Cette surexcitation sexuelle la plupart du temps incongrue sur fond de tueries apparement érotisantes sert de suspens à un propos réduit à deux questions omniprésentes : qui va coucher avec qui et qui va tuer (ou a tué) qui.
C'est la Saint-Barthélémy des cinéastes qui veulent à tout prix assassiner la littérature.

13 commentaires:

  1. wouah !!! quelle charge et avec quel brio ! merci pour cette critique historique ô combien éclairante d'un film qui m'avait, il est vrai, impressionnée (par le jeu des acteurs surtout, mais aussi le contexte politique dont je ne pensais pas qu'il fût si peu fidèle). Le double sens du titre de ton billet, est-ce volontaire ;)) ?

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  2. Lucia me prend les mots de la bouche !
    J'ai savouré ton billet de bout en bout avec délectation et suis contente de voir rétabli ce qui se rapproche sans doute le plus de la vérité.
    Et cela car j'avais détesté le film, ce parti pris de sombre déferlement, de fureur sanglante... avec en fond la Saint-Barthélemy ça suffisait bien comme noirceur.
    Les portraits de femmes révèlent une vraie détestation de celles-ci.
    Donc, merci Euterpe pour ce témoignage documenté.

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  3. Et bien voilà Patrice Chéreaux chaudement habillé pour quelques hivers ! Son film devait être fait pour donner aussi à Adjani un rôle à sa mesure : romantique, proche de la folie, désespérée et, ici dépravée, les rôles où elle excelle.

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  4. A lucia mel : tu veux dire "Marie (mariée) salope" ?;)
    En tout cas ce film reflète bien la mentalité des années 90 : individualisme exarcerbé (d'où suppression chez les protagonistes contre toute vraisemblance historique de leur conscience d'être des personnages publics) et mis en avant systématique (appelée érotisme) de pulsions sexuelles ou violentes selon le cas et les personnes. Alors que nous savons pertinement que la Saint-Barthélémy est la conséquence d'une logique archiautoritaire et pas du tout celle d'une logique pulsionnelle.

    A solveig : oui et dire que la scénariste est une femme et pas n'importe laquelle (Danièle Thompson), que Virna Lisi qui interprète une Catherine de Médicis aussi infecte a eu le prix d'interprétation féminine au festival de Cannes et que le réalisateur a étudié les lettres classiques. C'est à peine croyable !

    A Hypathie : il n'a que ce qu'il mérite et Adjani ne ressemble pas à une Henri Guaino au féminin capable de composer des discours en latin à l'intention des ambassadeurs royaux, activité couramment pratiquée par Marguerite de Valois! Encore qu'avec un scénario et une direction d'acteur motivants...

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  5. Euterpe, vous m'avez fait chercher sur la Toile ce "Discours sur l'excellence des femmes" qui vaut le détour. Marguerite de Valois y écrit : "Par quoi, il ne faut plus dire le monde avoir été fait pour l’homme, et l’homme pour Dieu, mais il faut dire le monde avoir été fait pour l’homme, et l’homme pour la femme, et la femme pour Dieu."

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  6. En profanant la vérité historique, le cinéma répandrait-il sciemment le mensonge dans nos pauvres cervelles candides et ignorantes, prêtes à tout gober comme des mouches stupides ?
    Ce n'est pas avec moi que l'industrie du film fera fortune, je ne mets pratiquement jamais les pieds dans les salles obscures, justement parce qu'elles sont enténébrées et enténébrantes.
    Merci pour vos recherches bien documentées et plaisantes à lire.
    fa#

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  7. Je m'étais faite la réflexion suivante lorsque le film est repassé à la télé : on ne voit jamais exhibé que les cadavres nu de gens jeunes et beaux.

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  8. A Tania : très intéressant, merci ! Il faut que je fasse un billet sur le sujet, alors !

    A fa# : "enténébrantes" tout à fait ! J'aime beaucoup le terme. Moi-même, je n'ai vu ce film que par morceaux sur youtube parce que je ne suis pas masochiste mais j'avais envie de savoir s'il était aussi tordu que je pensais, ben, en fait : plus !

    A Lledelwin : bonne remarque, en effet : dans ce film, le viol est sexy, le meurtre est sexy et les morts eux-même ont le devoir d'être sexy. C'est affligeant.

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  9. Bel article, même si les libertés prises avec l'histoire ne me dérangent pas dans les films tant que le film ne s'affiche pas comme "historique pur jus".
    Il m'arrive cependant de faire des bonds quand les auteurs abusent des clichés (comme dans "le bâtard de Dieu" qui est un film sympa gâché par l'envie maladive du scénariste de placer de "bons mots") ou dans "La Reine Margot" qui en rajoute une couche dans le genre "on va vous en mettre plein la g...", Dumas était pittoresque, Chéreau en fait un "Actionner" et racole à tour de bras.

    la reine Margot, je la connais un peu (et pour cause, je vis non loin de sa "prison", la ville fortifiée d'Usson).
    Anecdote amusante, les noms de famille Margot, Margaux, etc. sont très répandus à Usson et aux alentours.

    Malheureusement les murailles et le châteaux furent démantelés par Richelieu. L'incompétence et/ou le je m'en foutismes des maires firent le reste (je suis particulièrement remonté contre les derniers maires de cette commune).
    La petite histoire rejoint parfois la "grande" histoire. Dans le secteur d'Usson, Marguerite et ses suivant(e)s se promène(nt) au fond de bien des contes.
    Une exposition passionnante et bien documentée eut lieu à Usson il y a trois ans, entièrement tourné vers Marguerite, et sa "vrai histoire".

    http://jeanalain.monfort.free.fr/63/Usson&chateau1460%28Boudan%29.JPG

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  10. non, Euterpe, c'était la possible lecture du titre comme traitant Chéreau de "Marie Salope" : c'est comme ça que je l'avais tout d'abord compris, avant de lire ton billet. Ca pourrait induire en erreur les lecteurs arrivés chez toi par un moteur de recherche, leur faisant supposer un discours homophobe...

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  11. A Wakajawaka : comme l'histoire se répète ! Jeanne d'Albret a été également enfermée dans un château défendu par trois enceintes qui était une ancienne prison de Louis XI (Plessis-les-Tours) ! Très intéressante cette info !

    A lucia mel : oups ! ah non je n'avais aucune idée des préférences sexuelles de ce monsieur ! Ah bon ben décidément le monde du cinéma serait devenu un lobby homosexuel masculin alors ! Ceci pourrait bien expliquer le sort fait aux femmes dans le dit 7e art, ces dernières années...parce que qu'est-ce qu'elles se prennent!

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  12. Superbe billet, Euterpe!

    Je me souviens vaguement du film, l'ayant vu à l'époque de sa sortie, mais en relisant ce billet me revient des images plutôt déconcertantes... en effet, si l'on ne se fie que sur ce genre de cinéma pour se faire une idée de l'histoire, ne nous reste qu'une décevante image de l'histoire. À croire que tous ces monarques et leur cour étaient de profonds débiles!

    Tu viens de me donner le goût de lire le roman de Dumas! ;¬)

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  13. A Lucrecia Bloggia : en fait, c'est le réalisateur qui est débile. Le livre de Dumas est très divertissant et si tu refermes le livre en regrettant qu'il n'y ait pas de suite et bien il y en a une ! ("La dame de Montsoreau" 2 tomes + "Les Quarante-Cinq" 2 tomes également). Moi je les ai tellement lu et relu que les pages s'en détachent à force. Alors n'hésite pas tu ne seras pas déçue!;)

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