mercredi 16 février 2011

"Séduire pour réduire"

Je reprends en titre le principe élémentaire de la propagande glauque, concept créé depuis peu pour décrire une forme insidieuse de formatage des esprits par les médias, auquel semble se livrer allègrement le cinéma (sous couvertd'art), afin d'illustrer l'article "La reine Margot ou la modernité inculte" d'Eliane Viennot (historienne citée sur mon billet précédent) à propos du film de Chéreau, article qui fut accepté puis refusé par "Le Monde" en mai 1994 :

Beaucoup
 de
 temps,
 d’argent,
 de
 beaux
 costumes
 et
 de
 beaux
 décors,
 beaucoup de figurants et de grands acteurs, un metteur en scène prestigieux et une scénariste célèbre. Pour dire quoi ? Que la Renaissance était une époque pleine de bruit
 et
 de
 fureur,
 les
 Valois
 une
 famille
 de
 dégénérés,
 Catherine
 de
 Médicis
 un
 monstre,
 sa
 fille
 une
 putain,
 Charles
 IX
 un
 fou,
 Anjou
 (futur
 Henri
 III)
 un
 homosexuel, Alencon un zéro absolu, et Navarre (futur Henri IV) un gentil petit roi qui
 sentait
 mauvais
 et
 aimait
 l’ail…
 On
 aurait
 pu
 s’attendre,
 en
 cette
 fin
 de
 XXe
 siècle,
 à
 ce
 qu’un
 intellectuel
 ne
 nous
 resserve
 pas
 une
 fois
 de
 plus
 cette
 mythologie
 de
 bazar,
 ces
 images
 d’Épinal
 éculées,
 alors
 que
 les
 historiens
 et
 les
 historiennes ne cessent , depuis vingt ans, de nous montrer que la réalité de cette époque 
est 
infiniment 
plus 
complexe
—
et 
plus 
intéressante 
aussi
!
 Évidemment, 
il
 faudrait les avoir lus.

Patrice Chéreau s'en défend et plaide la cause de la liberté du créateur. Il a „interdit“
 à
 ses
 acteurs
 et
 actrices
 de
 lire
 quoi
 que
 ce
 soit
 sur
 le
 sujet,
 et
 il
 faut
 croire qu'au delà du roman d'Alexandre Dumas, il s'est imposé le même devoir de réserve 
:
 on
 parle
 tellement 
mieux
 de
 ce
 qu’on 
ne 
connaît 
pas 
! 
Qui 
irait, 
d’ailleurs,
 lui
 chercher 
des
 poux
 dans
 la
 tête
 ?
 Ne
 clame‐t‐il
 pas
 partout
 qu’il
 n’a
 pas
 voulu
 faire un
 film
 historique ? Tout est donc permis. Mais s'il lui avait pris l'idée de faire un film sur 
Auschwitz
 et 
dé
montrer
 qu’on
 y 
vivait
 bien
 ? 
Ou
 d’évoquer 
le
 général
 de Gaulle traînant avec des prostituées dans les bas-fonds de Londres ? La critique accepterait‐elle
 cette
 candeur
 charmante
 sans
 sourciller,
 sans
 brandir
 aussitôt
 l’argument de l'éthique ?

En
 réalité
 ce
 n’est
 pas
 la
 liberté
 du
 créateur
 qui
 est
 ici
 en
 cause,
 c’est
 la
 nature du sujet traité. Si Chéreau, comme tant d'autres avant lui, peut élucubrer en toute
 quiétude,
 c’est
 que
 trois
 siècles
 et
 demi
 de
 propagande
 (d’État
 ou
 non)
 l’y
 autorisent.
 C’est
 en
 effet,
 depuis
 Richelieu
 et
 Mazarin,
 un
 sport
 national
 que
 de
 diaboliser
 les
 Valois‐Médicis.
 La
 légitimité
 des
 premiers
 Bourbons
 étant
 bien
 fragile
 (Henri 
IV
 était 
arrivé 
sur 
le 
trône 
l’épée 
à
 la
 main), 
les 
historiographes 
de 
la 
monarchie absolue ont été chargés de noircir la famille royale précédente afin de faire 
reluire 
la 
nouvelle. 
Le 
XVIIIe 
siècle 
n’a 
pas 
déconstruit 
ce 
mythe 
: 
il 
l’a 
même
 renforcé, faisant d'Henri IV un héros absolu, toujours au détriment de Catherine et de 
ses 
enfants. 
Et
 après 
la
 Révolution, 
la 
même 
démonstration 
a 
été
 reprise.
 Cette
 fois‐ci, il fallait prouver, la royauté ayant été renversée, que la monarchie était un système
 de
 gouvernement
 totalement
 perverti 
;
 il
 fallait
 aussi
 convaincre,
 le
 deuxième
 sexe
 ayant
 été
 exclu
 de
 la
 citoyenneté,
 que
 les
 femmes
 au
 pouvoir
 étaient
 une
 abomination.
 Quel
 meilleur
 exemple
 trouver,
 alors,
 pour
 cette
 «démonstration»,
 que
 ces
 derniers
 Valois
 déjà
 abîmés
 par
 deux
 siècles
 de
 propagande
 officielle
 et
 cent
 ans
 de
 propos
 «éclairés»
?
 C’est
 à
 quoi
 se
 sont
 attachés
 Michelet,
 Dumas,
 Lavisse,
 et
 tant
 d’autres.
 La
 France
 du
 XIXe
 siècle,
 comme
 celle
 du
 XXe
 siècle,
 a
 bu
 ces
 breuvages
 troubles
 distillés
 dès
 l’école
 — Danièle 
Thompson 
et
 Patrice 
Chéreau 
comme
 tout 
le 
monde. 
Savent‐ils 
seulement
 qu’ils s'inscrivent dans cette histoire, eux qui prétendent ne pas en faire ?

Il
 faudra
 bien
 pourtant,
 un
 jour,
 sortir
 de
 la
 mythologie.
 Comprendre
 que
 les
 derniers
 Valois
 ne
 furent
 ni
 une
 famille
 tuyau
 de
 poêle
 ni
 une
 mafia
 sanguinaire,
 mais
 une
 maison
 chargée
 de
 gouverner
 un
 pays
 où
 les
 grandes
 puissances
 finançaient
 la
 guerre
 civile.
 Que
 Jeanne
 d’Albret
 et
 Charles
 IX
 sont
 morts
 de
 tuberculose
 et
 non
 d’empoisonnement.
 Que
 Catherine
 de
 Médicis,
 Charles
 et
 Coligny
 étaient
 d’accord
 pour
 intervenir
 en
 Flandres,
 et
 que
 ce
 n’est
 évidemment
 aucun
 des
 deux
 premiers
 qui
 est
 responsable
 de
 l’assassinat
 du
 troisième
 !
 Que
 La
 Mole,
 catholique
 de
 quarante‐cinq
 ans,
fut 
exécuté 
parce
 qu’il
 était
 le
 conseiller
 politique
 du
 duc
 d’Alençon
 —
qui
 venait
 d’organiser
 une
 tentative
 de
 coup
 d’État.
 Que
 les
 complots
 de
 l’hiver
 1574
 ne
 furent
 pas
 une
 agitation
 de
 frénétiques
 ou
 d’incapables,
 mais
 une
 tentative
 désespérée
 des
 modérés de l'époque pour mettre fin aux guerres civiles en installant Alencon sur le
 trône.
 Que
 Marguerite
 n’a
 pas
 choisi
 «
le
 côté
 des
 opprimés
»
 (sic
 !)
 mais
 l’engagement auprès de son époux et de son jeune frère, seule voie possible pour elle
 après
 la
 Saint‐Barthélemy
 ;
 et
 qu’elle
 n’était
 pas
 une
 nymphomane
 mais
 une
 femme qui eut une dizaine d'hommes dans sa vie ! Qu'Henri III ne s'est pas entouré d’une
 bande
 d’homosexuels
 échevelés
 mais
 d’un
 groupe
 d’hommes
 sûrs,
 de
 noblesse
 moyenne, 
qu’il
 a
 hissés
 aux
 premiers
 rangs 
de 
l’État 
parce
 que 
la
 vieille noblesse faisait sécession... Oui,
décidément,
l’histoire
 est 
plus 
intéressante 
que 
la
 répétition sempiternelle des vieilles sornettes !

Notons
 toutefois
 que
 Chéreau
 introduit
 dans
 cette
 répétition
 quelques
 nouveautés
 —
comme
 tous
 ses
 prédécesseurs.
 C’est
 la
 première
 fois, 
notamment,
 qu’est
 mis
 en
 scène
 le
 viol
 de
 Marguerite
 —
par
 ses
 frères
 évidemment 
!
 Qu’Henriette
 de
 Nevers,
 la
 plus
 grande 
héritière
 du
 royaume,
 est 
ravalée
 au
 rang
 d’une
 dame
 de
 compagnie
 (elle
 introduit
 les
 visiteurs
 chez
 Marguerite
!),
 et
 campée
 sous
 les
 traits
 d’une
 harengère
 délaissée.
 Que
 des
 princesses
 de
 France
 sont montrées traînant sans escorte dans la capitale (rue Saint-Denis, peut-être ?) pour
 «
chercher
 des
 hommes
»
 afin
 de
 se
 faire
 trousser
 sauvagement
 contre
 les
 blocs de pierre...

La
 fin
 du
 XXe
 siècle
 sera‐t‐elle
 fière
 d’avoir
 ajouté
 ces
 petites
 pierres‐là
 à
 l’édifice
 de
 haine
 et
 de
 désinformation
 patiemment
 construit
 par
 les
 siècles
 passés 
?
 Ou
 sera‐t‐elle
 au
 contraire
 désireuse,
abandonnant
 ces
 oripeaux
 d’un
 autre âge, de renouer avec une histoire dont elle est séparée depuis si longtemps ?

C’est
 au
 public,
 à
 présent,
d’en 
décider.


(Là ou mon opinion diffère de cet article : Alexandre Dumas ne noircit pas aussi férocement les Valois que Chéreau, de plus son oeuvre possède une réelle valeur artistique. Chéreau, par contre comme beaucoup de prétendus artistes d'aujourd'hui, confond transgression politiquement encouragée (il ne s'agit pas de nager à contre-courant non plus, hein !) et ART. Alexandre Dumas est encore un modèle pour les créateur/trice.s d'intrigues romanesques aujourd'hui, gageons que Chéreau n'en sera pas pour ceux de demain).

5 commentaires:

  1. Séduire pour réduire, et donc embobiné, c'est un procédé visqueux, détestable.
    "enténébré " est un terme que je croise régulièrement dans la Bible, enfin, quand on ose l'ouvrir et s'efforcer d'en comprendre le sens profond qui est au-delà de tout.
    fa#

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  2. A fa# : oui mais "enténébré" c'est passif et d'autrefois tandis que "enténébrant" c'est actif et d'actualité !

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  3. Très juste, vous avez raison.
    fa#

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  4. "Que
 Marguerite
 [...] n’était
 pas
 une
 nymphomane
 mais
 une
 femme qui eut une dizaine d'hommes dans sa vie !" : cela doit suffire aux revisiteurs de l'Histoire masculine à en faire une nympho, hélas. Tu connais le refrain : un homme qui accumule les conquêtes est un conquérant, une femme dans la même situation est une traînée, disent-ils.
    "Qu'Henri III ne s'est pas entouré d’une
 bande
 d’homosexuels
 échevelés
 mais
 d’un
 groupe
 d’hommes
 sûrs..." : Patrice Chéreau n'en fait pas mystère, il est un gay (assez conservateur) : ceci explique peut être cela.
    Mais tu as raison, même si un artiste propose sa vision du monde, il n'a quand même pas le droit de falsifier l'histoire, encore moins l'histoire des femmes en les diffamant, on nous a fait assez de tort comme cela !

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  5. A fa# : mais il est vrai que ce film fait finalement de nous des décérébrés enténébrés :-)

    A Hypathie : je ne savais pas que Chéreau était gay d'autant qu'il n'est pas assez célèbre pour que cela se murmure au-delà du Rhin (où si son film est très connu, son nom reste quand même ignoré) mais je n'aime pas mais alors pas du tout cette tendance qui consiste à mettre en avant (et se dissimuler derrière) des éléments de sa vie privée qui devraient rester privés, pour s'en servir comme "identité (menacée?)" afin d'insulter en toute impunité d'autres "identités" sexuelles, sociales, culturelles, historiques. Et comme tu le dis : on nous fait déjà assez de tort sans que ce genre d'opportuniste en rajoute (artiste, lui ? fabricant d'images tout au plus!).

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