Dans l'essai sur Rabelais que je suis en train de lire, je découvre, oh rareté, un nom féminin : Scolastica Bectonia.
N'en ayant jamais entendu parler, je fais des recherches et observe à cette occasion une intéressante altération du souvenir de cette personne à travers les siècles. La "belle" Scolastica Bectonia tel qu'elle fut mentionnée aux :
XVIe siècle : l'historien Guillaume Paradin (vers 1510-1590) au Chapitre I. du Livre III. de l'Histoire de son temps explique qu'à l'abbaye Saint-Honorat de Tarascon quatres religieuses brillent incontestablement par leur savoir :
Les lettres humaines et les belles sciences ne se sont pas moins heureusement rencontrées dans la personne de ces quatre Vierges de Tarascon, lesquelles quoy que je n'aye pas encore le bien de les connoistre: j'apprens toutefois qu'elles sont douées d'un esprit si excellent, qu'elles peuvent estre non seulement comparées, mais méme preferées aux plus sçavans hommes. Leurs noms sont Scholastique de Bectoz, Caterine de Bectoz, Daufine Tornet, et Gabrielle de Boissiere, qui ont fait un si grand progrés dans l'acquisition des sciences, qu'elles meritent de recevoir des honneurs immortels des Muses.
Paradin est un contemporain, alors : "honneurs immortels" ? Voyons cela :
XVIIe siècle : L'historien Hilarion de Coste (1595-1661) parle certes des trois autres religieuses mais plus longuement de cette Claudine/Claude/Scolastique : "La vertu, le sçavoir, et la pieté de Claude ou Scholastique Heroine de la Maison de Bectoz l'ont rendue si recommandable, qu'elle n'a pas esté seulement en estime par la France, mais aussi que sa gloire a passé les Alpes et a esté honorée en Italie, où deux celebres Ecrivains ont fait son Eloge, sçavoir Ludovico Domenichi, dans son Livre intitulé Nobilta Delle Donne, qui sont les Eloges des Femmes illustres de toutes les nations où il n'en met que quatre de France, sçavoir Caterine de Medicis, Marguerite de France ou de Valois soeur du Roy Henry II. Diane de Poitiers Duchesse de Valentinois, et cette Scholastique de Bectoz qui est la 4. L'autre est François Augustin Della Chiesa Docteur, à present Evéque de Salusses, en son Theatre delle Donne illustre.
Domenichi en son oeuvre de la Noblesse des Dames appelle cette sçavante Heroine Madame Scholastique Bettona pour Bectoz, et dit en suitte qu'elle nasquit en un Palais voisin de Grenoble de nobles parens, qu'elle fut premierement nommée Claude et dans la Religion Scholastique. Il dit aprés qu'elle avoit l'esprit si bon, qu'un Docteur appellé Denys Faucier luy enseigna les belles lettres ausquelles elle reussit si bien que tous les hommes doctes de son siecle confererent par lettres avec elle. Elle fut faite Abbesse de son Monastere où le Roy luy fit l'honneur de la venir voir et la Reyne de Navarre. En vers elle imita Sapho, en Philosophie les Academiciens: et aprés il adjouste qu'avec elle la beauté, la generosité et la civilité moururent"
XVIIIe siècle : dans Pierre-Joseph Boudier de Villemert (1716- ), Notice Alphabétique des Femmes célèbres en France[Le Nouvel Ami des femmes ou La Philosophie du sexe. Ouvrage nécessaire à toutes les jeunes personnes qui veulent plaire par des qualités solides : Avec une Notice Alphabétique des Femmes célèbres en France], Amsterdam/Paris, Monory, 1779, à la lettre B :
[235] BECTOZ (Claudine de), a laissé des Poésies latines et françoises, qui l'ont égalé aux plus grands personnages de son tems.
XIXe siècle : dans "Histoire des femmes francaises les plus célèbres et de leur influence sur la littérature francaise comme protectrices des lettres et comme auteurs" par la femme de lettres Félicité de Genlis (1746-1830), t. 1, 1811, on trouve cette description p. 73 :
"Une femme célèbre pour ses vastes connoissances et sa profonde piété, Claudine de Bectoz, abbesse du monastère de Saint-Honoré de Tarascon, vivoit sous ce règne : Marguerite et Francois Ier l'honorèrent d'une protection particulière. Cette religieuse savoit parfaitement le latin et publia plusieurs ouvrages en francais et latins en vers et en prose. Francois Ier lui ordonna de lui écrire ; il faisoit tant cas de ses lettres qu'il les portoit souvent, dit-on, sur lui, et qu'il les montroit aux dames de sa cour comme des modèles dans ce genre d'écrire. Étant en Avignon, il alla à Tarascon avec sa soeur Marguerite, uniquement pour voir cette religieuse et s'entretenir avec elle".
Ici on a l'effort d'une femme pour maintenir vivant le souvenir d'une autre femme.
XXe siècle : L'historien Lucien Fèvre (1878-1956) dans son livre sur Rabelais parle d'un certain Visagier qui : "comme Bonaventure [Des Périers], est en relation avec la belle nonne Scolastica Bectonia"...Point.
XXIe siècle : La Siefar, spécialisée dans l'exhumation des femmes célèbres de l'ancien Régime, publie cet article sur internet.
Ici en a l'effort d'une association de femmes pour retrouver les femmes oubliées.
Quant à l'oeuvre même de cette fameuse Claudine de Bectoz, cet "esprit excellent digne d'honneurs immortels" ? Trouvée nulle part.
L'histoire ressemble parfois à de la craie sur un tableau parfois bien noir, une craie effacée par les éponges obstinées des oublis, des négligeances, des indifférences, des adversités, des hostilités...
RépondreSupprimerMais des historien(ne)s reprennent ces craies, tombées de mains devenues lasses, usées, trop tremblantes... La transmission des savoirs reprend. Fragile. Imparfaite. Mais humaniste.
Merci pour ce relais que vous assumez avec cette page et toutes les recherches qu'elle a imposées.
Le problème c'est que même les tentatives de sortir de l'oubli délibéré ces femmes finiront par subir le même sort ... oubliées elles aussi.
RépondreSupprimerSauf, si nous promettons de nous efforcer à transmettre sans relâche, sans sauter de générations, notre histoire. Car laissée aux mains des historieNs, elle est engloutie par la survalorisation de celle des hommes.
Tu as raison, elle disparaît et il ne reste trace d'elle que par ce qu'en disent les autres. Mais ses textes sont peut-être à la Bibliothèque Nationale, coincés quelque part, qui sait ? Mon côté indécrottable optimiste...
RépondreSupprimerSympa le lien vers la SIEFAR.
A JEA : les oublis, les négligeances, les indifférences, les adversités et les hostilités se font surtout aux dépends des femmes...mais aussi à l'encontre de ceux qui les défendent. Partisans masculins ou féminins, il ne fait pas bon être du côté du "2e" sexe dans cette civilisation!
RépondreSupprimerA Héloise : il faut compter les historieNs plus quelques historiennes aliénées qui veulent se faire bien voir (ou croient se faire bien voir) de leurs chers machos. N'oublions pas Mireille Huchon !
Il faudrait créer un centre féministe d'Histoire, en fait. Avec des femmes qui veulent exhumer, restaurer et préserver la mémoire de tout ce qui est oeuvre non masculine...
A Hypathie : sont-ils quelque part ? Il faut l'espérer mais où les chercher et comment ? Et puis les oeuvres féminines sont celles qui sont le plus détruites au cours des siècles.
Peu importe le domaine : musique, peinture, littérature, etc...
La SIEFAR est la création d'Eliane Viennot ;)
Ah! Mireille Huchon ... comment l'oublier ? !!!
RépondreSupprimerOui, un centre de l'Histoire des femmes serait une bonne initiative. Il y a bien des bibliothèques qui possèdent des fonds spécialisés (cf. Ste Geneviève qui possède un improbable fonds nordique), pourquoi n'y en aurait-il pas pour les femmes et leur histoire ?
merci pour tout cela, vraiment, merci. Ca donne envie de rentrer dans un monastère et de se consacrer à l'étude ;)) (ce qui, d'une certaine façon, semble être ton cas).
RépondreSupprimerA Héloise : il ne manque plus qu'une poignée d'historiennes qui en ont assez de ne voir magnifier que les hommes dans les ouvrages scolaires et de vulgarisation. Elles doivent bien exister, j'imagine !
RépondreSupprimerA lucia mel : mon monastère, tu l'as vu, c'est quand même un peu une mégalopole même si elle n'est pas très éclairée la nuit !;)