vendredi 26 août 2022

Va te faire f..., culture littéraire!

Conversation à trois avec deux adolescentes allemandes de 14 ans à propos de lecture. Je voudrais savoir ce que l'une d'entre elles lit : euh... des thrillers, des romans d'"heroic fantasy" ou d'horreur... Ah. Et est-ce que tu lis des classiques parfois ? Euh... ou..ou....i... parfois. Quel classique par exemple ? Tu peux me donner un titre ? Euh... je ne sais pas... On bien me citer un auteur ou une autrice ? Euh... je ne me souviens pas vraiment...  (elle se tourne vers ma bibliothèque pour voir si elle peut saisir en vitesse un nom d'auteur pour me répondre mais elle est assise à la hauteur des "beaux livres" et n'a rien à se mettre sous le neurone) euh... non je ne me rappelle pas, là... (je m'adresse alors aux deux:) Est-ce que vous pouvez me citer UN seul auteur allemand, les autrices n'étant pas assez visibiliser pour qu'on les retienne, UN auteur allemand donc, classique, très connu ? Juste UN ? (les deux filles semblent se creuser la cervelle avec un maximum de stress, éberluées un temps qui me paraît interminable, sans rien trouver à me répondre. Non? Vous ne voyez pas ? (L'une cite alors toute contente "Rudolf Steiner" et "Karl Marx" parce que d'une part elle est dans une école anthroposophe fondée par Rudolf Steiner et d'autre part parce que l'une de ses camarades de classe est la fille de l'acteur ayant autrefois interprété Karl Marx au cinéma. Sans ces références qui n'ont rien à voir avec les matières scolaires, elle n'aurait pas eu ces noms en tête. Je suis obligée d'expliquer que ce ne sont pas des auteurs que l'on appellent "classiques", que l'un est philosophe et l'autre économiste, on ne peut pas les qualifier de littéraires, ils ne bâtissent pas de récits fictionnels. Mais hormis ces deux noms-là, rien ne leur vient à l'esprit. Non, elles ne voient pas. Blanc total. Je n'en reviens pas). Qui est l'auteur de "Faust" ?, je demande alors. Vous connaissez "Faust", non ? Euh... Faust ? (On sent qu'elles n'osent pas dire qu'elles ne connaissent pas). Je leur dis : vous n'avez jamais entendu parler de Goethe ? Wolfgang von Goethe ? Vous connaissez forcément ce nom, je ne peux pas croire que vous n'en avez jamais entendu parler ! Là-dessus, l'une d'entre elles s'écrient : "Va te faire foutre, Goethe!", "Pardon?!?!?!", je m'exclame. Elle s'explique : C'est le titre d'un film qu'on a vu! "Fack ju Göhte" (1) ! Ahahaha! (toutes deux se bidonnent abondamment puisque cela veut dire "Va te faire foutre Goethe" rédigé en orthographe phonétique). Oui, c'est le problème (je dis gentiment), le cinéma s'applique à enterrer la culture en la ridiculisant. C'est dramatique. Et qui a écrit "Les brigands" ? Vous n'avez pas étudié cette pièce à l'école ? (Elles se marrent de nouveau :) "Les trois brigands(2) ! (Elles ricanent elles-mêmes de leurs références enfantines). Je n'ai pas dit "Les trois brigands" mais "Les brigands" [de Schiller]. C'est une pièce de théâtre très célèbre que normalement on étudie à l'école ! Vous ne voyez pas ? (Elle continuent à rire parce que maintenant leur est venu à l'esprit une autre production pour petits: "Ronja, fille de brigand(3). Je me rends compte que leur culture s'est soit arrêtée à la petite enfance soit se limite au cinéma. Le tronc commun ancien est mort, tué par Hollywood. 

Pour qu'elles aient, malgré cela, entendu de moi d'autres noms que masculins, je leur montre un livre de poésies d'Annette von Droste-Hülshoff qui, "malheureusement", n'a pas été adapté au cinéma même pour cracher dessus (4). Mes deux gamines font semblant de s'y intéresser pour ne pas passer pour totalement demeurées mais esquivent le moment où elles sentent que je pourrais leur réciter un poème en disparaissant toutes les deux, vite fait, dans la salle de bain, porte fermée à clé.

Je les entends ensuite glousser et éclater de rire, toujours barricadées dans ma salle de bain, où on dirait qu'elles s'amusent comme des petites folles à je ne sais quoi. Tout à coup l'une d'entre elles apparaît le visage couvert d'argile verte avec des pinceaux et des rasoirs jetables plantés dans les cheveux pour imiter un personnage mais je ne sais pas trop lequel. Du coup, l'effet sur moi est un peu un flop parce que je ne reconnais pas "Schrek" (5), le "héros" d'un film d'animation à succès dont je n'ai vu que des extraits par force, il y a longtemps. Je fais néanmoins semblant de trouver cela génial. J'aimerais beaucoup les initier aux joies de la lecture mais le cinéma leur a appris à se laisser passivement arroser l'esprit d'images multicolores massues défilant à toute allure, à s'attacher à des personnages biologiquement impossibles (encore que) et le combat est perdu d'avance. Je finis par entrer une dvd dans le lecteur de mon ordi pour leur faire plaisir et nous nous affalons devant. C'est "Le jour d'après" de Roland Emmerich. Ce film a le mérite de montrer que nous ne sommes rien et ne maîtrisons pas du tout les éléments même si certains s'évertuent à modifier le temps, ce qui n'est pas précisé dans le film. Mais bon. Je ne pouvais pas leur passer un film sur la littérature, elles m'auraient trouvée vraiment lourde.

 


 Annette von Droste-Hülshoff, incarnée par l'actrice Constanze Weinich, errant la nuit dans les rues de Constance pendant la Révolution allemande de 1948 = la culture littéraire de jadis errant dans les rues vides du New World Order.


                         

En fait, je venais juste de finir le livre "Generation doof" qui pendant deux ans aura été sur la liste des bestsellers du magazine Spiegel, un livre que l'on pourrait comparer à "La fabrique du crétin" de Jean-Paul Brighelli sauf que ce dernier thématise uniquement l'école et son texte n'est pas humoristique. Le livre allemand que l'on peut traduire par "Génération stupide", sorti l'année de la naissance de mes deux ados et écrit par un journaliste né en 1975 en tandem avec une écrivaine née en 1974, critique la stupidité délibérément répandue dans tous les domaines, des générations post-années soixante-dix, incriminant la société de la consommation et du divertissement, le nivellement éducatif par le bas devenu institutionnel, le remplacement par le cinéma, la télévision et les jeux vidéos de la culture littéraire et des contacts sociaux non-virtuels etc. Tout y est. On s'amuse beaucoup mais, en même temps, on reste attéré. L'idiocratie qui vient semble inéluctable. Je déplorais auparavant l'inculture de la génération 1990 mais je me suis rendue compte, avec cette conversation, qu'en moins de 20 ans, il ne reste presque rien de cette peau de chagrin qu'est devenue la culture générale.     


1. Un prof pas comme les autres (Fack ju Göhte en version originale) est une comédie allemande, réalisée par Bora Dagtekin et sorti en 2013. Le titre original est la transcription délibérément incorrecte et germanisée de « Fuck You Goethe » (≈ « Goethe peut aller se faire foutre ») et le film traite du désintérêt des élèves allemands pour les cours au collège Goethe.(source: Wikipédia)


2Les Trois Brigands (Die drei Räuber) est un film d'animation allemand réalisé par Hayo Freitag, sorti en 2007.

Il s'agit de l'adaptation de l'album jeunesse éponyme (Les Trois Brigands), écrit et illustré par Tomi Ungerer, publié en 1961. Le film a reçu le Prix du public du festival international du film d'animation d'Annecy en 2008. (source: Wikipédia)


3Ronya, fille de brigand est un roman de grande notoriété écrit par Astrid Lindgren, paru en 1981 et traduit en français en 1984 par les traductrices choisies personnellement par Astrid Lindgren, Agneta Ségol, suédoise, professeur de langue suédoise à l'Université de Caen, et Brigitte Duval, scandinaviste, secrétaire générale de l'office franco-norvégien.

Un filmRonya, la fille du brigand (Ronja Rövardotter), a été tiré du livre par Tage Danielsson, en 1984. Une série d'animation japonaise, Ronja fille de brigand, en a été adaptée par Gorō Miyazaki en 2014. (source: Wikipédia)


5 Ah pardon! Pour la série policière télévisée traditionnelle Tatort du dimanche soir, le film "Château mort" traite du vin servi au mariage de la poétesse et qui aurait coûté la vie à un jeune homme ayant peut-être eu une liaison avec elle.  


4Shrek est un film d'animation en images de synthèse américain. Produit par Dreamworks Animation et réalisé par Andrew Adamson et Vicky Jenson, il est sorti en 2001. Ce film pour enfant est une parodie de contes de fées adaptée du livre illustré de William SteigShrek !, paru en 1990. (source: Wikipédia)


PS: cela ne m'empêche pas d'aimer très fort ces deux gamines. Elles sont vivantes, pleines d'énergie, drôles, inventives et câlines.






Pas une oeuvre littéraire qui n'ait sa version filmique. Même la littérature la plus enfantine qui soit. De la naissance à la mort, l'individu doit consommer des images dont il ne peut pas maîtriser le déroulement. Dès qu'un livre plaît, il faut immédiatement en faire un film. Si c'est un classique étudié en classe, il faut impérativement que le synopsis soit subtilisé pour le transformer en script. Des fois que les jeunes n'auraient que le choix de lire l'oeuvre et ne pourrait pas dire: "Bôh, il y a le film, pas besoin de me taper le bouquin". Ceci est évidemment à mettre au crédit de la grande entreprise de crétinisation des masses par des personnes à qui la culture allemande (ou autres) est de toute manière étrangère et qui veulent absolument sa disparition pour réduire la descendance de ce qui furent des civilisations diverses à des coquilles vides toutes identiques.


À propos de Goethe, France Gall chantait des chansons en allemand exprès écrites pour le public teuton dont la célèbre "Un petit peu de Goethe" qui disait "Un petit peu de Goethe, un petit peu de Bonaparte, c'est comme cela que je vois l'homme que j'attends. Un peu d'esprit, un peu de courage. À mon côté vert, oui ce serait bien. Un petit peu de Goethe, un petit peu de Bonaparte, voilà à quoi doit ressembler l'homme que j'attends...". Apparemment, en 1969, le jeune public allemand connaissait encore Goethe.  

mercredi 17 août 2022

MATRIX


 


Extrait de King Kong Théorie, Virginie Despentes, 2006 : "La maman sait ce qui est bon pour son enfant, on nous le répète sur tous les tons, elle porterait intrinsèquement  en elle ce pouvoir stupéfiant. Réplique domestique de ce qui s'organise dans le collectif : l'État toujours plus surveillant sait mieux que nous ce que nous devons manger, boire, fumer, ingérer, ce que nous sommes aptes à regarder, lire, comprendre, comment nous devons nous déplacer, dépenser notre argent, nous distraire. Quand Sarkozy réclame la police dans l'école, ou Royal à l'armée dans les quartiers, ce n'est pas une figure virile de la loi qu'ils introduisent chez les enfants, mais la prolongation du pouvoir absolu de la mère. Elle seule sait punir, encadrer, tenir les enfants en état de nourrissage prolongé. Un État qui se projette en mère toute-puissante est un État fascisant. Le citoyen d'une dictature revient au stade du bébé : langé, nourri et tenu au berceau par une force omniprésente, qui sait tout, qui peut tout, a tous les droits sur lui, pour son propre bien. L'individu est débarrassé de son autonomie, de sa faculté de se tromper, de se mettre en danger. C'est ce vers quoi notre société tend, possiblement parce que notre temps de grandeur est déjà loin derrière nous, nous régressons vers des stades d'organisation collective infantilisant l'individu. Dans la tradition, les valeurs viriles sont les valeurs de l'expérimentation, de la prise de risque, de la rupture avec le foyer. Quand de toutes parts la virilité des femmes est méprisée, entravée, désignée comme néfaste, les hommes auraient tort de se réjouir, ou de se sentir protégés. C'est autant leur autonomie que la nôtre qui est remise en cause. Dans une société libérale de surveillance, l'homme est un consommateur comme un autre, et il n'est pas souhaitable qu'il ait beaucoup plus de pouvoir qu'une femme.

Le corps collectif fonctionne comme un corps individuel : si le système est névrosé, il engendre spontanément des structures autodestructrices. Quand l'inconscient collectif, à travers ces instruments de pouvoir que sont les médias et l'industrie de l'entertainment, survalorise la maternité, ce n'est ni par amour du féminin, ni par bienveillance globale. La mère investie de toutes les vertus, c'est le corps collectif qu'on prépare à la régression fasciste. Le pouvoir qu'un État malade octroie est forcément suspect.

On entend aujourd'hui des hommes se lamenter de ce que l'émancipation féministe les dévirilise. Ils regrettent un état antérieur, quand leur force prenait racine dans l'oppression féminine. Ils oublient que cet avantage politique qui leur était donné a toujours eu un coût : les corps des femmes n'appartiennent aux hommes qu'en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l'État, en temps de guerre. La confiscation du corps des femmes se produit en même temps que la confiscation du corps des hommes. Il n'y a de gagnants dans cette affaire que quelques dirigeants.

(...)

Les hommes dénoncent avec virulence injustices sociales ou raciales, mais se montrent indulgents et compréhensifs quand il s'agit de domination machiste. Ils sont nombreux à vouloir expliquer que le combat féministe est annexe, un sport de riches, sans pertinence ni urgence. Il faut être crétin, ou salement malhonnête, pour trouver une oppression insupportable et juger l'autre pleine de poésie.

De la même manière, les femmes auraient intérêt à mieux penser les avantages de l'accession des hommes à une paternité active, plutôt que profiter du pouvoir qu'on leur confère politiquement, via l'exaltation de l'instinct maternel [ ou du "care", voir note précédente de mon blog]. Le regard du père sur l'enfant constitue une révolution en puissance. Ils peuvent notamment signifier aux filles qu'elles ont une existence propre, en dehors du marché de la séduction, qu'elles sont capables de force physique, d'esprit d'entreprise et d'indépendance, et de les valoriser pour cette force, sans crainte d'une punition immanente. Ils peuvent signifier aux fils que la tradition machiste est un piège, une sévère restriction des émotions, au service de l'armée et de l'État. Car la virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l'assignement à la féminité. (...) Être coupé de sa féminité, symétriquement aux femmes qui renoncent à leur virilité, non pas en fonction des besoins d'une situation ou d'un caractère mais en fonction de ce que le corps collectif exige. Afin que, toujours, les femmes donnent les enfants pour la guerre, et que les hommes acceptent d'aller se faire tuer pour sauver les intérêts de trois ou quatre crétins à vue courte.

(...). Un État tout-puissant qui nous infantilise, intervient dans toutes nos décisions, pour notre bien, qui - sous prétexte de mieux nous protéger - nous maintient dans l'enfance, l'ignorance, la peur de la sanction, de l'exclusion. Le traitement de faveur qui jusqu'alors était réservé aux femmes, avec la honte comme outil de pointe pour les tenir dans l'isolement, la passivité, l'immobilisme, pourrait s'étendre à tous. Comprendre les mécanismes de notre infériorisation, et comme nous sommes amenées à en être les meilleurs vigiles, c'est comprendre les mécaniques de contrôle de toute la population. Le capitalisme est une religion égalitariste, en ce sens qu'elle nous soumet tous, et amène chacun à se sentir piégé, comme le sont toutes les femmes".



Seize ans plus tard, nous y sommes. 


Actualisation: Virginie Despentes n'est pas ma gouroute. D'abord la moitié et plus de ce qu'elle écrit caresse avec insistance le patriarcat dans le sens du poil parce que c'est le geste obligé pour y devenir starlette médiatisable. Et cela ne s'arrange apparemment pas, si j'en crois la twitteuse @OhOceane qui commente la nouvelle production de celle qu'elle nomme familièrement Vivi dans son thread. Les écrivain-e-s établi-e-s fabriquent très vite de la prose consensuelle jusqu'à l'écoeurement avec insupportable emballage pseudo-rebelle. Ensuite parce que "Vivi" aime clamer partout que se prostituer est un métier comme un autre et le pratiquer rempli plus vite le compte en banque qu'en rangeant des rayons de supermarché. Et cerise sur le gâteau, elle éprouve une certaine compassion pour les pauvres prostitueurs si touchants (vite, une larme) + fustige les vilaines abolitionnistes qui ne seraient que des bourgeoises en mal de combat féministe, alors qu'elle, la vraie prolote, défend les vraies prolotes comme elle (prière de ne pas rire). Bref, elle nous pond volontiers du féminisme de classe en se donnant le beau rôle de la seule-à-comprendre-la-misère-du-bas-peuple-féminin, surtout depuis qu'elle traîne ses haillons haut de gamme dans le gotha qui la chérit tant.

Par contre, elle est très lucide sur  la sorte de gens qui possèdent le pouvoir en ce monde et sait exactement comment ils le voient, ce monde. La complainte du trader "Kiko" dans Vernon Subutex I, est incontournable à lire et à relire et si VD fait semblant de ne pas avoir compris que depuis 2020 un génocide est en cours doublé d'une installation du crédit social à la chinoise plus de l'entrée forcée dans le transhumanisme rêvé par la clique de Davos, c'est qu'elle ne veut pas perdre son fond de commerce.