Beaucoup de temps, d’argent, de beaux costumes et de beaux décors, beaucoup de figurants et de grands acteurs, un metteur en scène prestigieux et une scénariste célèbre. Pour dire quoi ? Que la Renaissance était une époque pleine de bruit et de fureur, les Valois une famille de dégénérés, Catherine de Médicis un monstre, sa fille une putain, Charles IX un fou, Anjou (futur Henri III) un homosexuel, Alencon un zéro absolu, et Navarre (futur Henri IV) un gentil petit roi qui sentait mauvais et aimait l’ail… On aurait pu s’attendre, en cette fin de XXe siècle, à ce qu’un intellectuel ne nous resserve pas une fois de plus cette mythologie de bazar, ces images d’Épinal éculées, alors que les historiens et les historiennes ne cessent , depuis vingt ans, de nous montrer que la réalité de cette époque est infiniment plus complexe — et plus intéressante aussi ! Évidemment, il faudrait les avoir lus.
Patrice Chéreau s'en défend et plaide la cause de la liberté du créateur. Il a „interdit“ à ses acteurs et actrices de lire quoi que ce soit sur le sujet, et il faut croire qu'au delà du roman d'Alexandre Dumas, il s'est imposé le même devoir de réserve : on parle tellement mieux de ce qu’on ne connaît pas ! Qui irait, d’ailleurs, lui chercher des poux dans la tête ? Ne clame‐t‐il pas partout qu’il n’a pas voulu faire un film historique ? Tout est donc permis. Mais s'il lui avait pris l'idée de faire un film sur Auschwitz et dé montrer qu’on y vivait bien ? Ou d’évoquer le général de Gaulle traînant avec des prostituées dans les bas-fonds de Londres ? La critique accepterait‐elle cette candeur charmante sans sourciller, sans brandir aussitôt l’argument de l'éthique ?
En réalité ce n’est pas la liberté du créateur qui est ici en cause, c’est la nature du sujet traité. Si Chéreau, comme tant d'autres avant lui, peut élucubrer en toute quiétude, c’est que trois siècles et demi de propagande (d’État ou non) l’y autorisent. C’est en effet, depuis Richelieu et Mazarin, un sport national que de diaboliser les Valois‐Médicis. La légitimité des premiers Bourbons étant bien fragile (Henri IV était arrivé sur le trône l’épée à la main), les historiographes de la monarchie absolue ont été chargés de noircir la famille royale précédente afin de faire reluire la nouvelle. Le XVIIIe siècle n’a pas déconstruit ce mythe : il l’a même renforcé, faisant d'Henri IV un héros absolu, toujours au détriment de Catherine et de ses enfants. Et après la Révolution, la même démonstration a été reprise. Cette fois‐ci, il fallait prouver, la royauté ayant été renversée, que la monarchie était un système de gouvernement totalement perverti ; il fallait aussi convaincre, le deuxième sexe ayant été exclu de la citoyenneté, que les femmes au pouvoir étaient une abomination. Quel meilleur exemple trouver, alors, pour cette «démonstration», que ces derniers Valois déjà abîmés par deux siècles de propagande officielle et cent ans de propos «éclairés» ? C’est à quoi se sont attachés Michelet, Dumas, Lavisse, et tant d’autres. La France du XIXe siècle, comme celle du XXe siècle, a bu ces breuvages troubles distillés dès l’école — Danièle Thompson et Patrice Chéreau comme tout le monde. Savent‐ils seulement qu’ils s'inscrivent dans cette histoire, eux qui prétendent ne pas en faire ?
Il faudra bien pourtant, un jour, sortir de la mythologie. Comprendre que les derniers Valois ne furent ni une famille tuyau de poêle ni une mafia sanguinaire, mais une maison chargée de gouverner un pays où les grandes puissances finançaient la guerre civile. Que Jeanne d’Albret et Charles IX sont morts de tuberculose et non d’empoisonnement. Que Catherine de Médicis, Charles et Coligny étaient d’accord pour intervenir en Flandres, et que ce n’est évidemment aucun des deux premiers qui est responsable de l’assassinat du troisième ! Que La Mole, catholique de quarante‐cinq ans, fut exécuté parce qu’il était le conseiller politique du duc d’Alençon — qui venait d’organiser une tentative de coup d’État. Que les complots de l’hiver 1574 ne furent pas une agitation de frénétiques ou d’incapables, mais une tentative désespérée des modérés de l'époque pour mettre fin aux guerres civiles en installant Alencon sur le trône. Que Marguerite n’a pas choisi « le côté des opprimés » (sic !) mais l’engagement auprès de son époux et de son jeune frère, seule voie possible pour elle après la Saint‐Barthélemy ; et qu’elle n’était pas une nymphomane mais une femme qui eut une dizaine d'hommes dans sa vie ! Qu'Henri III ne s'est pas entouré d’une bande d’homosexuels échevelés mais d’un groupe d’hommes sûrs, de noblesse moyenne, qu’il a hissés aux premiers rangs de l’État parce que la vieille noblesse faisait sécession... Oui, décidément, l’histoire est plus intéressante que la répétition sempiternelle des vieilles sornettes !
Notons toutefois que Chéreau introduit dans cette répétition quelques nouveautés — comme tous ses prédécesseurs. C’est la première fois, notamment, qu’est mis en scène le viol de Marguerite — par ses frères évidemment ! Qu’Henriette de Nevers, la plus grande héritière du royaume, est ravalée au rang d’une dame de compagnie (elle introduit les visiteurs chez Marguerite !), et campée sous les traits d’une harengère délaissée. Que des princesses de France sont montrées traînant sans escorte dans la capitale (rue Saint-Denis, peut-être ?) pour « chercher des hommes » afin de se faire trousser sauvagement contre les blocs de pierre...
La fin du XXe siècle sera‐t‐elle fière d’avoir ajouté ces petites pierres‐là à l’édifice de haine et de désinformation patiemment construit par les siècles passés ? Ou sera‐t‐elle au contraire désireuse, abandonnant ces oripeaux d’un autre âge, de renouer avec une histoire dont elle est séparée depuis si longtemps ?
C’est au public, à présent, d’en décider.
(Là ou mon opinion diffère de cet article : Alexandre Dumas ne noircit pas aussi férocement les Valois que Chéreau, de plus son oeuvre possède une réelle valeur artistique. Chéreau, par contre comme beaucoup de prétendus artistes d'aujourd'hui, confond transgression politiquement encouragée (il ne s'agit pas de nager à contre-courant non plus, hein !) et ART. Alexandre Dumas est encore un modèle pour les créateur/trice.s d'intrigues romanesques aujourd'hui, gageons que Chéreau n'en sera pas pour ceux de demain).
Séduire pour réduire, et donc embobiné, c'est un procédé visqueux, détestable.
RépondreSupprimer"enténébré " est un terme que je croise régulièrement dans la Bible, enfin, quand on ose l'ouvrir et s'efforcer d'en comprendre le sens profond qui est au-delà de tout.
fa#
A fa# : oui mais "enténébré" c'est passif et d'autrefois tandis que "enténébrant" c'est actif et d'actualité !
RépondreSupprimerTrès juste, vous avez raison.
RépondreSupprimerfa#
"Que Marguerite [...] n’était pas une nymphomane mais une femme qui eut une dizaine d'hommes dans sa vie !" : cela doit suffire aux revisiteurs de l'Histoire masculine à en faire une nympho, hélas. Tu connais le refrain : un homme qui accumule les conquêtes est un conquérant, une femme dans la même situation est une traînée, disent-ils.
RépondreSupprimer"Qu'Henri III ne s'est pas entouré d’une bande d’homosexuels échevelés mais d’un groupe d’hommes sûrs..." : Patrice Chéreau n'en fait pas mystère, il est un gay (assez conservateur) : ceci explique peut être cela.
Mais tu as raison, même si un artiste propose sa vision du monde, il n'a quand même pas le droit de falsifier l'histoire, encore moins l'histoire des femmes en les diffamant, on nous a fait assez de tort comme cela !
A fa# : mais il est vrai que ce film fait finalement de nous des décérébrés enténébrés :-)
RépondreSupprimerA Hypathie : je ne savais pas que Chéreau était gay d'autant qu'il n'est pas assez célèbre pour que cela se murmure au-delà du Rhin (où si son film est très connu, son nom reste quand même ignoré) mais je n'aime pas mais alors pas du tout cette tendance qui consiste à mettre en avant (et se dissimuler derrière) des éléments de sa vie privée qui devraient rester privés, pour s'en servir comme "identité (menacée?)" afin d'insulter en toute impunité d'autres "identités" sexuelles, sociales, culturelles, historiques. Et comme tu le dis : on nous fait déjà assez de tort sans que ce genre d'opportuniste en rajoute (artiste, lui ? fabricant d'images tout au plus!).