Voici la présentation du mystérieux ouvrage réédité en 2005 par une grande spécialiste de la Renaissance (décorée des Palmes académiques l'année dernière) :
Jeanne Flore (auteur supposé) ; édité par Régine Reynolds-Cornell
Depuis leur parution, à Lyon, sans doute au début des années 1540, les Comptes amoureux par Madame Jeanne Flore, touchant la punition que faict Venus de ceulx qui contemnent & mesprisent le vray Amour restent pour tout amateur de littérature de la Renaissance une source constante d'énigmes et de paradoxes, loin d'être tous résolus en dépit de la pléthore d'articles que cette oeuvre a déclenchée. Pour quelques-uns, c'est un canular ; quant aux autres, les opinions sont partagées. Certains y voient un divertissement misogyne, d'autres une simple invitation hédoniste aux plaisirs des sens sans arrière-pensée et sans message ultérieur. D'autres encore considèrent les Comptes Amoureux comme un manifeste protoféministe, et plus fréquemment un réquisitoire contre le mariage arrangé. Quant à Madame Jeanne Flore, aucun des écrivains résidant à Lyon entre 1530 et 1547 ne semble avoir rencontré l'érudite auteur qui n'a écrit qu'une oeuvre et est immédiatement retournée dans l'ombre d'où les Comptes l'avaient sortie. Aucun poème ne lui est dédié, elle n'est citée dans aucun ouvrage de l'époque, même en passant. Les critiques semblent maintenant accepter d'un commun accord qu'il ne s'agit pas d'un auteur unique et que les Comptes sont l'oeuvre de plusieurs auteurs anonymes résidant ou réunis à Lyon à l'époque. Leur identité est longtemps restée nébuleuse et l'est encore pour plusieurs des contes, mais il est permis de penser qu'une nouvelle génération de chercheurs, traquant les théories de l'amour et le style ici mis en oeuvre, découvrira quelques pistes inexplorées.
Je vais tenter, quant à moi, d'illustrer cette présentation de livre par quelques détails qui, je l'espère, permettront de se faire une idée plus précise de ce dont il est question dans ces fameux "Comptes" :
Pour qu'il y ait conte, il est nécessaire, au préalable, de partir d'un événement à caractère injuste qui, au cours du récit, tend à s'abolir et à laisser place à une situation plus juste capable de satisfaire le/la lecteur/trice.
Dans le Compte premier, l'injustice se niche dans une union au plus au point dépareillée entre une jeune fille de quinze ans et un vieillard de soixante-six ans : un „impareille mariage“ entre une adolescente et une „infamie et pourriture de mary“ est-ce ainsi formulé dans le conte.
L'héroine qui est mise sous clef par son mari jaloux, prie „la bonne déesse Vénus qu'il luy pleust briefvement la getter hors de celle calamiteuse vie“. Vénus entend sa prière et lui envoie un jeune et bel amant du nom d'Andro.
Ce „compte“ a été attribué, par des spécialistes, à deux mysogynes notoires : Étienne Dolet et Gratien du Pont (j'ai déjà mentionné G. du P. ici), parce que la ville de Toulouse apparaît dans l'histoire (ville où Étienne Dolet a vécu deux ans) et à cause de l'évocation d'un „homme rougeaud“ (Gratien du Pont ayant été roux ou ayant eu le visage rouge).
Pourtant ce conte me paraît plutôt gynophile et cet extrait m'a l'air d'un esprit assez féminin :
„Le plus souvent nous summes par le vouloir et choix de nos parens joinctes par l'adamantin lien de mariage à viellars chanuz qui ont jà un pied en la fosse : et avec ces corps de glace nous sommes contrainctes user nos maljeureux ans, en quelle peine Dieu le scait.“
Cependant, d'après Janine Incardona, le conte en question n'aurait pas été écrit pour la „défense“ de la femme mais comme „défense“ du mariage dont la procréation aurait été considérée comme la fonction première puisque le thème de la stérilité et de la fertilité revient à plusieurs reprises au cours du récit.
On tentait, en effet en ce temps , de redéfinir l'institution du mariage en préconisant de le retarder pour les femmes, menacées dans leur santé par des grossesses prématurées, et avec des maris ne dépassant pas trente ans d'écart d'âge, si possible. Les vieillards étaient de plus en plus considéré comme inféconds et surtout incapables de procurer du plaisir à leur jeune femme à laquelle ils inspiraient du dégoût, ce qui n'étonnera sans doute personne. Le plaisir sexuel partagé passait pour la première fois peut-être dans l'Histoire (je n'en suis pas sûre du tout) pour particulièrement favorable à la conception, par la médecine du XVIe siècle, en plein essor.
Un ouvrage en faveur de la réforme du mariage ? Une ordonnance médical ? Ou un parallèle entre la femme et la nature, la "Flore" y jouant un rôle de premier plan par toutes sortes de descriptions bucoliques ? Des contes de fées pour adultes avec une histoire en forme de variante de Raiponce, et une autre assez semblable à la Belle au bois dormant ?....
Toujours est-il que dans "L'émergence littéraire des femmes à Lyon à la Renaissance 1520-1560", de Michèle Clément et Janine Incardona, Régine Reynolds-Cornell suggère que certains contes auraient bien pu être écrits par Hélisenne de Crenne ou Marguerite de Navarre. Marguerite de Navarre dont le célèbre "Héptaméron" a quelques troublants points communs avec les "Comptes" et principalement le plaidoyer pour le mariage d'amour, très présent dans les débats des devisant-e-s :
„Pour entretenir la chose publicque en paix, l'on ne regarde que les degrez des maisons, les aages des personnes et les ordonnances des loix, sans peser l'amour et les vertuz des hommes, afin de ne confondre poinct la monarchye. Et de là vient que les mariages qui sont faictz entre pareils, et selon le jugement des parens et des hommes, sont bien souvent si différens de coeur, de complexions et de conditions que, en lieu de prendre un estat pour mener à salut, ilz entrent aux faulxbourg d'enfer.
En fait, j'y vois également un réquisitoire contre le mariage arrangé. Mais au-delà de passages parfois misogynes, qui peuvent très bien avoir été écrits par une femme, finalement, la pluralité des styles contribue largement à faire penser que derrière cette oeuvre se dissimulent non pas une, mes des "Jeanne Flore".
Très intéressant. Je ne connaissais "Jeanne Flore" que de nom et il est vrai que tous les textes de femmes ayant été souvent malmenés, parus anonymement, voire écrits sous pseudos masculin, nous ne pouvons que nous féliciter que les recherches soient menées pour retrouver ce que l'on pourra sur l'écriture des femmes.
RépondreSupprimerIl reste qu'elles se rattrapent bien aujourd'hui, même si c'est de façon inégale, et que d'ici 100 ans, nous aurons peut-être submergés nos compagnons de nos textes... qui sait ?
Tant d'interrogations aussi passionnantes que les ébauches de réponses, à suivre donc!
RépondreSupprimer..."les faubourgs de l'enfer", brrrrrrrrr.
Bonne et belle journée Euterpe.
Bonjour Euterpe, je m'appelle Pierre et je suis féministe. N'ayant pas trouvé de page contact ou d'adresse mail, j'utilise les commentaires.
RépondreSupprimerJe m'intéresse aux injonctions que les femmes ont subi concernant leur corps, en particulier l'obligation de s'épiler aisselles et jambes.
J'ai d'ailleurs créé une page pour parler de la pilosité féminine (PF): http://pgriffet.voila.net
En fait, je sais que la PF a été censurée dans l'art (statues grecques, tableaux jusqu'au 19ème siècle). En avez-vous déjà parlé sur le blog ?
Existe-il des traces écrites prouvant la censure ? J'ai déjà lu que les élèves des écoles d'Art au Moyen Age ne pouvaient reproduire ni la PF, ni la fente vulvaire, ce qui équivalait à une excision symbolique. Cela permettrait de compléter la partie historique de ma page.
Mon mail est ici : http://pgriffet.voila.net/Signature.jpg
Merci d'avance.
Pierre.
A bric à brac baroque : oui, actuellement un certain nombre de femmes du présent se lancent dans la recherche de celles du passé. Car personne n'a maintenu leur souvenir (par abstinence systémique de commémoration mais cela vaut également pour aujourd'hui) et puis personne ne va le faire à leur place.
RépondreSupprimerLes femmes publient certes en plus grand nombre de nos jours mais je crains que leur mémoire ne soit pas plus entretenue. Une fois 500 ans écoulés et quelques documents détruits, on pourrait sans problème recommencer à se demander qui a écrit quoi!
A colo : oui, certains mariages devaient être véritablement infernaux ! Merci à vous ! L'été est très chaud dans le nord cette année.
Bonjour Pierre : Non, je n'ai pas parlé de la pilosité parce qu'à vrai dire et pour ce que j'en sais, se raser complètement le corps a été à la fin du XVIe siècle une lubie de nobles oisifs (hommmes et femmes) qui ne savaient pas quoi inventer pour leurs plaisirs. La classe "laborieuse" n'était pas concernée. Le problème actuel c'est que la classe laborieuse a d'abord été contrainte de se comporter comme une classe d'oisifs à la recherche de sensations nouvelles, pour glisser de plus en plus dans la pornographisation obligatoire. Les poils, sont en effet tabouiser, ce qui revient à nier à la femme sa maturité sexuelle dont la pilosité est la caractéristique première.
On la pervertit et l'infantilise. Parallèllement, on oblige les enfants à porter des tenues sexys. L'enfant est "adultifié". C'est une sorte de pédophilie qui ne dit pas son nom. C'est-à-dire un crime.
Sinon dans l'art, en effet, j'ai vu une statue qui a été rafistolée au niveau de la fente vulvaire par souci de censure religieuse. Si je retrouve le lien, je vous l'envoie.
En ce qui concerne ce que j'ai expliqué plus haut, Robert Merle le raconte dans "Fortune de France".
Merci Emelire !
RépondreSupprimerBeaucoup de questions... Merci pour cette présentation de Jeanne Flore, un beau pseudo de toute façon.
RépondreSupprimer@Euterpe, merci pour la réponse et désolé pour le HS.
RépondreSupprimerIl semble qu'au Moyen Age, ce soit l'Eglise qui censurait tableaux et statues mais du temps des anciens Grecs, les statues représentant les femmes n'avaient pas de poils non plus, contrairement aux hommes ! C'est donc depuis plus de 2500 ans que cette censure existe et elle a créé un tabou qui ressurgit depuis une vingtaine d'années : plus nulle part dans la sphère publique, on ne voit de femmes gardant leurs poils et les images qui les représentent sont toujours glabres. Pour moi, cette pilophobie actuelle trouve sa source il y a 25 siècles mais parmi les partisans du glabre, qui connaît cette réalité historique, cette censure avérée ? Dans le fameux héritage judéo-chrétien qui a sali les femmes et la sexualité, on peut rajouter la PF.
Parmi les peintres ayant osé montrer les femmes telles qu'elles sont et pas ressemblant à des fillettes prépubères, il y a eu Courbet, Klimt, Modigliani, Caillebotte, Egon Schiele, Christian Schad, Matisse, Camille Clovis Trouille, Félicien Rops, Paul Delvaux.
A Tania : on prête plusieurs origines à ce pseudo, malheureusement je ne trouve plus le document qui les précise. Peut-être que j'aurais l'occasion d'en reparler.
RépondreSupprimerA Pierre : merci de m'avoir sensibilisée au sujet.
On est trop habitué, en effet, à cette image de femme sans poil dans l'art pré-Courbet que l'on ne voit même pas le problème !
Il n'est pas impossible que je tombe par hasard sur un document écrit attestant l'interdit. Je fais surtout l'expérience de trouver des documents par hasard, en fait. Si quelque chose de semblable me tombe sous la main, je me manifeste immédiatement car c'est un sujet vraiment très très intéressant...
@Euterpe, merci pour le suivi. Concernant le cinéma, j'ai une référence très claire de censure : le fameux code Hays, un ramassis de puritanisme mis en place vers 1930, après que des ligues de vertu, dès le début du cinéma (fin 19ème) se soient offusquées de la nudité des femmes. Dans le code Hays, il est dit ceci : "Les organes génitaux de la femme ne doivent pas se traduire, sous une étoffe, ni en ombre, ni en sillon. Toute allusion au système pileux, y compris les aisselles, est proscrite." Les réalisateurs d'Hollywood devaient se plier aux règles du code, sans quoi, leur film était caviardé à leurs frais.
RépondreSupprimerA propos de "l'Origine du Monde", le puritanisme est encore très présent au 21ème siècle : des gens sont offusqués en le voyant au musée d'Orsay et vont rouspéter à l'accueil en disant qu'il peut choquer des enfants. Mais il côtoie d'autres tableaux avec des femmes au pubis épilé et sans fente vulvaire à cause de la censure et ça, personne ne s'en offusque. Ces gens refusent donc ce qui est naturel et préfèrent voir un tableau censuré, c'est le monde à l'envers.