vendredi 9 juillet 2010

Nicole Estienne Liébaut dite "Olympe"


Malheureuse en mariage, Nicole Estienne (v. 1545- ap. 1584), nièce du célèbre imprimeur Robert Estienne composa d'admirables stances sur la misère de la femme mariée qui, peut-être, lui avaient été inspirées par le passage du "Miroir" de Marguerite de Navarre cité précédement (thème encore abordé de nos jours par exemple sur ce blog). Mais lisons ces vers intitulés :

Les Misères de la Femme mariée, où se peuvent voir les peines et tourmens qu’elle reçoit durant sa vie, mis en forme de stances par Madame Liebault.
À Paris, chez Pierre Menier, demeurant à la Porte Sainct Victor. In-8.

Muses, qui chastement passez vostre bel aage
Sans vous assujettir aux loix du mariage,
Sçachant combien la femme y endure de mal,
Favorisez-moy tant que je puisse descrire
Les travaux continus et le cruel martyre
Qui sans fin nous tallonne en ce joug nuptial.

Du soleil tout voyant la lampe journalière
Ne sçauroit remarquer, en faisant sa carrière,
Rien de plus miserable et de plus tourmenté
Que la femme subjette à ces hommes iniques
Qui, depourveuz d’amour, par leurs loix tiraniques,
Se font maistres du corps et de la volonté.

Ô grand Dieu tout-puissant ! si la femme, peu caute,
Contre ton sainct vouloir avoit fait quelque faute,
Tu la devois punir d’un moins aigre tourment ;
Mais, las ! ce n’est pas toy, Dieu remply de clemence,
Qui de tes serviteurs pourchasses la vengeance :
Tout ce mal’heur nous vient des hommes seulement.

Voyant que l’homme estoit triste, melancolique,
De soy-mesme ennemy, chagrin et fantastique,
Afin de corriger ce mauvais naturel,
Tu luy donnas la femme, en beautez excellente,
Pour fidèle compagne, et non comme servante,
Enchargeant à tous deux un amour mutuel.

Ô bien heureux accord ! ô sacrée alliance !
Present digne des cieux, gracieuse accointance,
Pleine de tout plaisir, de grace et de douceur,
Si l’homme audacieux n’eust, à sa fantaisie,
Changé tes douces loix en dure tyrannie
Ton miel en amertume, et ta paix en rigueur !

À peine maintenant sommes-nous hors d’enfance,
Et n’avons pas encor du monde cognoissance,
Que vous taschez desjà par dix mille moyens,
Par presens et discours, par des larmes contraintes,
À nous embarasser dedans vos labyrintes,
Vos cruelles prisons, vos dangereux liens.

(...)

(...)

(...)

Si c’est quelque pauvre homme, helas ! qui pourroit dire
La honte, le mespris, le chagrin, le martyre
Qu’en son pauvre mesnage il luy faut endurer !
Elle seulle entretient sa petite famille,
Eslève ses enfans, les nourrit, les habille,
Contre-gardant son bien pour le faire durer.

Et toutes fois encor l’homme se glorifie
Que c’est par son labeur que la femme est nourrie,
Et qu’il apporte seul ce pain à la maison.
C’est beaucoup d’acquerir, mais plus encor je prise
Quand l’on sçait sagement garder la chose acquise :
L’un despend de fortune, et l’autre de raison.

S’elle en espouze un riche, il faut qu’elle s’attende
D’obeir à l’instant à tout ce qu’il commande,
Sans oser s’enquerir pour quoy c’est qu’il le fait.
Il veut faire le grand, et, superbe, desdaigne
Celle qu’il a choisie pour espouze et compaigne,
En faisant moins de cas que d’un simple valet.

Mais que luy peut servir d’avoir un homme riche,
S’il ne laisse pourtant d’estre villain et chiche ?
S’elle ne peut avoir ce qui est de besoin
Pour son petit mesnage ? Ou si, vaincu de honte,
Il donne quelque argent, de luy en rendre compte,
Comme une chambrière, il faut qu’elle ait le soin.

Et cependant monsieur, estant en compagnie,
Assez prodiguement ses escus il manie,
Et hors de son logis se donne du bon temps ;
Puis, quand il s’en revient, fasché pour quelque affaire,
Sur le sueil de son huis laisse la bonne chère6.
Sa femme a tous les cris, d’autres le passe-temps.

Il cherche occasion de prendre une querelle,
Qui sera bien souvent pour un bout de chandelle,
Pour un morceau de bois, pour un voirre cassé.
Elle, qui n’en peut mais, porte la folle enchère,
Et sur elle à la fin retombe la colère
Et l’injuste courroux de ce fol insensé.

Ainsi de tous costez la femme est miserable,
Subjette à la mercy de l’homme impitoyable,
Qui luy fait plus de maux qu’on ne peut endurer.
Le captif est plus aise, et le pauvre forçaire
Encor en ses mal heurs et l’un et l’autre espère ;
Mais elle doit sans plus à la mort esperer.

Ne s’en faut esbahir, puis qu’eux, pleins de malice,
N’ayans autre raison que leur seulle injustice,
Font et rompent les loix selon leur volonté,
Et, usurpans tous seuls, à tort, la seigneurie
Qui de Dieu nous estoit en commun departie,
Nous ravissent, cruels ! la chère liberté.

Je laisse maintenant l’incroyable tristesse
Que ceste pauvre femme endure en sa grossesse ;
Le danger où elle est durant l’enfantement,
La charge des enfans, si penible et fascheuse ;
Combien pour son mary elle se rend soigneuse,
Dont elle ne reçoit pour loyer que tourment.

Je n’auray jamais fait si je veux entreprendre,
Ô Muses ! par mes vers de donner à entendre
Et nostre affliction et leur grand’ cruauté,
Puis, en renouvellant tant de justes complaintes,
J’ay peur que de pitié vos ames soient atteintes,
Voyant que vostre sexe est ainsi maltraicté.


(Nicole Estienne fut aimée d'un poète nommé Jacques Grévin qui réalisa un oeuvre composé de sonnets, de chants, d'odes, de vilanelles, etc..intitulée "Olympe" et dédiée à Nicole. Il l'aurait épousé et sans doute rendue heureuse s'il n'était mort âgé de 29 ans sans avoir pu l'épouser. On associe souvent à Nicole Estienne Liébaut le nom d'Olympe).

10 commentaires:

  1. Merci de ta visite et de ton com. Je viens de lire un peu en diagonale quelques un de tes articles sur quelques femmes écrivains du 16ème siècles. Mais les femmes de cette époque n'ont pas écris que pour se plaindre des hommes et les hommes n'ont pas écris sur elles que des médisances

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  2. A Piro'94 : c'est vrai, même que certains hommes se sont fendus en louanges sur les femmes! J'en ai déjà cité deux (Brantôme et Corneille Agrippa). Mais le XVIe siècle a été marqué par ce que l'on a appelé "La Querelle des femmes" entre partisans des femmes et détracteurs des femmes. Ce qui a donné lieu à toutes sortes de publications masculines soit odieuses soit louangeuses. Et puis les rapports féminin/masculin ont de tout temps fait couler beaucoup d'encre.

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  3. De toutes façons, éloge ou dénigrement des femmes sont des confiscations de la parole des femmes. Ca me fait penser à la Controverse de Valladolid où certains se sont octroyés le droit de statuer sur l'humanité ou pas d'autres personnes prétendues d'entrée de jeu inférieures. La polémique à leur sujet entérine leur infériorité.

    Et leur altérité par la même occasion.

    L'objectivation est un bon moyen de tenir à distance l'humanité dont pourraient se réclamer les "sujets" observés.

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  4. La lecture de ce texte me ragaillardit toujours, merci Euterpe. L'Olympe blogueuse féministe en fera son miel, je suppose.

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  5. A Héloise : ah oui c'est vrai, on dit élogieuse pas "louangeuse" (À force de ne parler qu'allemand je perds mon francais). En effet, ce que tu écris est très juste. Que l'homme se pose en arbitre de toutes "choses" et puisse débattre de la "valeur" de la femme est d'une arrogance insupportable, en fait. D'entrée de jeu, on a un tribunal masculin avec les femmes du monde entier sur le banc des accusés et des avocats interviennent pour prendre leur défense, car un-e accusé-e n'a rien à dire. Puisque c'est l'objet du litige en quelque sorte.

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  6. A Tania : en effet, ainsi une "Olympe" peut être une sorte de jeux olympiques" de la poésie qui consiste à composer de long poème amoureux dont chaque strophe est un neuvain et également l'idéalisation de la vie humaine, le paradis sur Terre, telle la vision que Grévin à de Nicole dont il est épris.

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  7. quelle bonne idée à NIcole Estienne d'avoir écrit ce poème qui nous fait entendre la vie des femmes de ce temps là, les riches, les pauvres, le sexisme transversal ... déjà !

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  8. A Emelire : je l'aurais bien copié en entier d'ailleurs tellement il est bien écrit mais il est trop long pour un blog, malheureusement !

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  9. Chère Euterpe
    Nicole Estienne n'est pas la "fille du célèbre imprimeur Robert Estienne" mais la fille du frère de Robert, Charles Estienne, un peu typographe mais surtout médecin, comme Liébaut, le mari.

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