jeudi 8 juillet 2010

En quoi le "Miroir" de Marguerite de Navarre est-il un brûlot ?


En quoi ce poème religieux de plus de 1500 vers a t-il pu devenir un brûlot ?

Sans vouloir disséquer toute l'oeuvre, on peut en prélever des extraits et chercher ce qui a pu faire bondir les sorbonnards :

A cette époque, ces censeurs examinaient en premier lieu tout ce qui ressortait de la foi. Et les doctrines théologiques de Martin Luther transpirent quelque peu dans le poème de Marguerite. Elle se décrit comme «de la boue avant la vie, de la fiente après », elle déclare que ses péchés l'accablent : [ils sont] « en grand nombre », que son corps est voué « au mal, à l’ennui, à la douleur, à la peine, à une vie très brève et une fin incertaine. »

Cette dévalorisation de la nature humaine revient à séparer le temporel et les affaires d’ici-bas du spirituel et les affaires d’En-Haut en accordant la priorité au premier. Scandale !

Plus grave encore, elle affirme explicitement que l'âme humaine ne peut faire appel à ses propres ressources pour se corriger, car elle « gît à terre, sans clarté ni lumière, chétive, esclave et prisonnière, les pieds liés par la concupiscence ».

Elle conteste même l'utilité de la prière : car Jésus « n’attend pas qu’humblement on le prie ». Ce serait même plutôt son Esprit qui « pousse un gémissement dans le coeur » de celui qui crie à l’aide.

Bref, la grâce, c’est-à-dire l’intervention directe de Dieu dans le cœur humain, est la seule bouée de sauvetage de l'âme qui se noie. Marguerite décrit la grâce comme ce qui « illumine les ténèbres par sa clarté », qui vient « déchirer le voile de l’ignorance » et « donner l’intelligence » de toutes choses.

Cette idée que la grâce divine se passe d'Eglise institutionnelle, c'est bien exactement le cri de guerre de Luther. Sola gratia (la grâce seule) qui exclue absolument l'intercession du prêtre. Les ecclésiastiques se sentent menacés. Il en va de la stabilité de la société.


Extrait :

Où est l'Enfer remply entierement
De tout malheur, travail, peine et tourment?
Où est le puitz de malediction,
D'où sans fin sort desesperation?
Est il de mal nul sy profond abysme
Qui suffisant fust pour punir la disme
De mes pechés, qui sont en sy grand nombre
Qu'infinité rend sy obscure l'ombre
Que les compter ne bien voir je ne puys?
Car trop avant avecques eux je suis.
Et qui pis est, je n'ay pas la puissance
D'avoir d'un seul, au vray, la congnoissance.
Bien sens en moy que j'en ay la racine,
Et au dehors ne voy effect ne signe,
Qui ne soit tout branche, fleur, fueille et fruit,
Que tout autour de moy elle produit.


Dès la première strophe, Marguerite pose la question de savoir où se trouve l'Enfer ? Sa réponse : il est ici-bas puisque l'enfer C'EST le péché sur lequel l'être humain n'a pas le pouvoir que lui prête le dogme catholique...horreur !

Tout ou presque dans ce poème interroge et donc remet en cause en profondeur les doctrines qui servent de fondements à la société de l'époque.
C'est donc un pavé dans la mare.
Le genre de pavé dans la mare qui, pour donner un exemple actuel, consisterait à affirmer que le concept de développement durable est totalement absurde.

Bien sûr, on ne pendra pas les personnes qui énoncent cette "hérésie" mais elle sera indéniablement percue comme telle (cette époque n'étant pas plus que le XVIe siècle exempts de croyances, loin s'en faut).

Mais dans le "Miroir" on ne trouve pas que des théories empruntées à la Réforme.
On trouve bien d'autres choses comme cette critique des maris :

Si pere a eu de son enfant mercy,
Si mere a eu pour son filz du soucy,
Si frere à sœur a couvert le peché,
Je n'ay point veu, ou il est bien caché,
Que nul Mary, pour à luy retourner,
Ayt à sa femme onc voulu pardonner.
Assez en est qui pour venger leur tort,
Par jugement les ont fait mettre à mort.
Autres, voyans leur peché, tout soudain
A les tuer n'ont espargné leur main.
Autres, voyans leurs maux trop apparentz,
Renvoyées les ont chez leurs parentz.
Autres, cuydans punir leur mauvais tour,
Enfermées les ont dens une tour.
Bref, regardez toutes complexions,
La fin n'en tend qu'à grands punitions.
Et le moins mal que j'en ay peu sçavoir,
C'est que jamais ilz ne les veulent voir.
Plus tost feriez tourner le firmament
Que d'un Mary faire l'appointement,
Quand il est seur du peché qu'elle a fait,
Pour l'avoir veüe ou prinse en son meffait.

Autant le pardon entre parents directs semble une évidence, autant l'époux se montre incapable de passer l'éponge sur les impairs de sa femme, n'hésitant pas éventuellement à l'assassiner, déclare Marguerite, à une époque où les femmes qui ont à souffrir de la condition d'épouse sont bien plus nombreuses qu'aujourd'hui. La preuve : la majorité des très jeunes veuves de la noblesse (comme Louise de Savoie la propre mère de Marguerite, veuve à dix-huit ans) refusait absolument de se remarier.



L'historien de la littérature Abel Lefranc (1863-1952) dit de Marguerite de Navarre :

« La poésie religieuse et philosophique, celle qui ne craint pas de laisser au second plan les joies et les plaintes de l’amour pour s’attacher de préférence aux grands problèmes et aux anxiétés qu’ils provoquent dans l'âme humaine, est, pour une grande part, redevable à Marguerite de son existence... »

(Précision : cette reine de Navarre là n'est pas "la reine Margot" c'est sa grande-tante. Autrefois on l'appelait "Marguerite d'Angoulême". Du moins était-elle citée sous ce nom dans les livres scolaires).

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