mercredi 11 janvier 2012

Marguerite de la Roque, première québecoise célèbre ?

On a renommé "colonisation" la "conquête" de l'Amérique depuis que l'on a reconnu qu'elle s'était accompagnée d'épouvantables génocides responsables de l'anéantissement de peuples ayant vécu principalement en harmonie avec la nature, ce qui n'est pas le cas de notre civilisation ennemie de notre environnement. Cette brutale main mise de l'Europe sur le continent américain a occasionné d'autres dégâts humains par la suite comme la traite des noirs, l'oppression de l'Amérique du Sud et autres mauvais traitements du même accabit jusqu'à aujourd'hui avec les guerres de type Vietnam (Irak, Afghanistan,...) ainsi que la brutale appropriation des matières premières entraînant des dégâts environnementaux terrifiants. Tania me demande donc comment traiter le sujet des femmes qui ont participé peu ou prou à l'avènement de cette destruction organisée sans réécrire l'histoire.
Je dirais qu'il faut replacer les événements dans leur contexte et également avoir conscience que les femmes ne sont ni meilleures ni pires que les hommes étant de la même espèce comme le fit remarquer ici très justement mais sur un tout autre billet Healcraft.
De plus, une des caractéristiques du XVIe siècle est qu'on le veuille ou non ce déplacement vers le continent américain d'une partie de la population européenne a des fins expansionnistes et, bien entendu, les femmes ne sont pas restées en Europe bien que, selon les livres scolaires d'histoire on ne peut qu'être persuadé.e du contraire. Essentiellement pour cette raison, cette négation systématique de la présence des femmes dans tous les domaines, ces bateaux en partance pour le "Nouveau Monde" y compris, je souhaite en parler.
JEA me suggère de citer plutôt une femme qui aurait fait le tour du monde en bateau en solitaire. Ce serait avec joie mais il s'agit là d'une figure du XVIIe siècle et je souhaite d'abord faire le tour des figures du XVIe (mis à part dans le cas des intermèdes musicaux) avant de passer au siècle suivant.

Puisque les livres d'histoire mentionnent aussi les assassins, pour rendre justice à tout le monde, j'évoquerai quelques grandes criminelles de l'époque , après tout, mon but n'est-il pas de rendre sa population féminine à l'histoire dont on s'évertue de l'effacer ?

Donc en 1541, Jean-François LaRocque de Roberval obtient du roi François Ier la permission de coloniser le Canada ; Marguerite de la Roque de Roberval, co-seigneuresse de Ponpoint, nièce (cousine ou soeur, les avis divergent) de celui qui fut nommé pour l'occasion chef de l’expédition française ayant pour mission de fonder le premier poste permanent en Nouvelle-France, accompagne son oncle dans ce voyage au Canada "C'est que faisait ledit Roberval un voyage sur la mer duquel il était chef par le commandement du Roi son maître, en l'île de Canada, auquel l'en avait délibéré, si l'air du pays eût été commode, de demeurer et faire villes et châteaux*". Bien d'autres femmes se trouvent parmi les passagers.

D'après certaines versions de l'histoire : le voyage est long à bord du navire et Marguerite tombe amoureuse d’un marin. Roberval découvre l’intrigue. Comme c'est un calviniste plutôt étroit d'esprit, il fait débarquer soit l'homme d'abord soit sa nièce (les avis divergent selon les sources là aussi) sur une île dite l'île aux Démons, dans le Golfe du Saint-Laurent. Soit que l’oncle, dans un élan de générosité, laisse à Marie une servante nommée Damienne soit qu'elle l'ait prit avec elle, toujours est-il que les débarqués sont en fin de compte au nombre de trois.

D'après Marguerite de Navarre, les amants sont déjà mariés avant le départ mais l'homme ayant commis quelque traîtrise est condamné à être débarqué seule sur une île uniquement habitée d'animaux sauvages mais sa femme supplie Roberval de la laisser avec lui.

D'après une autre source ce serait Marguerite qui aurait été débarqué et l’amoureux qui aurait réussi à rejoindre sa fiancée en s’échappant du navire.

Marguerite se trouve enceinte mais durant l’hiver rigoureux, son bébé meurt par manque de lait. Le fiancé et la servante succombent, au froid (d'après Marguerite de Navarre, en raison de l'eau qu'ils boivent "[le mari/amant] devint si enflé qu'il mourut"). Marguerite reste donc seule.

Cette jeune fille de la noblesse se met alors à vivre de la chasse, de la pêche et de la cueillette tel ces autochtones de l'Amérique appelés à être massacrés par les envahisseurs. C'est le retour forcé à la nature. D'après Marguerite de Navarre, elle se serait contenter de la lecture du Nouveau Testament, de la prière et de la méditation et ne tuait à l'arquebuse et à la fronde que les animaux cherchant à déterrer et dévorer le cadavre de son bien-aimé (mais on a du mal à croire qu'elle survive en ne mangeant rien). Plusieurs années plus tard, elle parvient à signaler sa présence à des pêcheurs européens (peut-être basques) qui se rendent dans ces lieux pour chasser la baleine. D'après Marguerite, le bateau qui les a débarqués repasse par là et reprend la jeune femme. C'est ainsi que Marguerite peut retourner en France.

On dit que ceci s’est passée sur une des îles avoisinant Harrington Harbour, dans la Basse-Côte-Nord sur l'île rebaptisée l'île de la Demoiselle. Il s'y trouve encore aujourd'hui une grotte désignée sous le nom de Grotte de Marguerite, où notre héroine se serait réfugiée.

Son histoire devient célèbre en France et est immédiatement relatée par différentes écrivain.e.s. comme Marguerite de Navarre dans l'Heptaméron, Francois de Belleforest dans Histoires tragiques et André Thévet dans Cosmographie.

Depuis d'autres romans ont été inspirés de cette histoire : Elizabeth Boyer a écrit un roman "Marguerite de la Roque" en 1975, Charles Goujet "L'île aux Démons" en 2000, Joan Elizabeth Goodmann "Paradis" en 2002, Douglas Glover "Elle" en 2003 qui remporte un prix de littérature canadien, Angèle Delaunois "La demoiselle oubliée" en 2008. Il existe également au moins une pièce de théâtre et de nombreuses nouvelles inspirés de ce récit.


MARGUERITE DE LA ROQUE A Story of Survival

*extrait de la 67e nouvelle de l'Heptaméron

8 commentaires:

  1. De l'Ile aux démons à l'Ile de la Demoiselle, quel destin !

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  2. C'est fou, ces vies!!

    Tu vois, c'est la première fois que j'entends parler de Marguerite de la Roque. Combien y en a t'il, de ces personnes au destin rocambolesque qui sont oubliées? (du moins de nous, au Québec)

    Si elle a connu une certaine "popularité", c'est qu'elle a pu retourner en France pour raconter son histoire.

    Je ne connais pas plus l'Ile aux démons. De ce que j'ai pu lire, c'est une légende. Mais bon...

    J'adore ces récits historiques!!

    Il en existe toute une série, ici, produite par la société Radio-Canada, qui raconte les destins incroyables de ces personnages historiques qui ont façonné notre histoire. Il s'agit des Remarquables Oubliés (de l'Histoire), dont les récits sont racontés autrement que dans les livres d'histoire dans lesquels tout a été interprété de façon biaisée (par la religion ou par les forces au pouvoir). Voici un raccourci vers le menu de la série:
    http://www.radio-canada.ca/radio/profondeur/RemarquablesOublies/personnages.htm

    Je ne sais si tu pourras entendre ces récits là où tu es, mais ils sont vraiment bien faits.

    Je suis heureuse que tu aies l'intention de parler des femmes qui ont traversé l'Atlantique pour venir s'établir en Nouvelle-France. Ces traversées duraient des semaines! Eurk! Quel courage! (ou inconscience?) J'ai encore en mémoire la traversée de Marie de l'Incarnation. En 1631. Ouarch! Je n'aurais pas voulu être à bord!

    Que de destins, que de destins!! ;¬)

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  3. A Tania : l'Île de la Demoiselle de la baie des Belles Amours, même !:)

    A Lucrecia Bloggia : l'île aux Démons c'était son nom avant que Marguerite de la Roque y séjourne. Maintenant elle s'appelle l'île de la Demoiselle et se trouve non loin de l'île de Bonne-Espérance. Comment ? Tu ne connais pas ?:)
    Merci pour le lien, je vais en apprendre un peu plus car c'est mon souhait de parler de ces courageuses aventurières mais elles ne sont pas facile à trouver. Marguerite de la Roque fait vraiment l'objet d'une foultitude de recherches, d'écrits, de mentions,en particulier par les québecois et les québécoises qui portent le nom de Laroque.
    Peut-être Marguerite y est-elle retourner fonder une famille ?

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  4. Donc, un Robinsonne avant Robinson (1719) ! Décidément, les femmes, ces pionnières !

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  5. A Hypathie : oui, en effet ! C'est comme cela que j'aurais du l'intituler ! Naturellement certains prétendent à une légende comme si cette histoire ne pouvait pas être vraie et serait née de l'imagination d'un.e conteur/euse si doué.e qu'il/elle aurait inspiré ímmédiatement plusieurs personnes à la fois de la transcrire en récit tant cela n'avait l'air pas vrai, n'est-ce pas ? Les femmes héroïques sont toujours des légendes tandis que les hommes sont des héros pour de vrai. Normal !

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  6. Salut, je vois que tu es encore en pleine recherche et étude des femmes perdues dans l'espace-temps
    Désolé je n'arrive plus vraiment à lire en ce moment et je suis occupé ailleurs (j'ai un peu expliqué dans le blog de Kalista)
    Bon Courage et a + tard :)

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  7. c'est vrai que cette histoire fait fortement penser à celle de Selkirk qui a inspiré le roman de Defoe.

    L'histoire de selkirk et de Marguerite de la roque n'ont en commun que la pratique assez courante à l'époque dans la marine d'abandonner les récalcitrants d'un équipage sur la première terre déserte rencontrée.

    Ce qui a fait le succès de l'histoire de Robinson Crusoe est d'abord le cas Selkirk en lui-même et celui de Defoe, journaliste mais aussi philosophe positiviste. Les deux hommes se rencontrent après tout un cheminement personnel philosophique et il en naît un roman qui est l'illustration de leur pensée en cours.

    Le cas de Marguerite de la roque est celui d'un destin personnel dramatique autant que d'une histoire d'amour et probablement de rivalité masculine, dont la femme est la victime, devant alors survivre en milieu étranger à tout ce qu'elle connait. Puis un retour à son milieu d'origine et en même temps à une normalité désolante au regard des épreuves et circonstances dans lesquelles elle a réussi à survivre. On ne nous dit rien de ce que cette expérience à changer en elle, ce qu'elle y a découvert, si elle développe par la suite un regard particulier sur le monde.

    Les histoires de naufragers abondent dans la littérature d'aventure classique et ont en commun l'idée que des gens se retrouvent en situation de reconstruire leur monde. Dans la plus part des romans, ce qui est mis en avant, c'est l'ingénuosité autant que les prouesses physiques.

    Defoe, à partir du cas Selkirk, met en avant beaucoup plus que cela : l'idée que la culture est une construction, et que même en situation de survie, la culture originelle se reproduit malgré des circonstances radicalement étrangères à son contexte ordinaire. L'idée aussi que l'humain peut être maître de son destin, qu'il a le devoir d'en être responsable. C' est la ligne des idées prométhéennes qui sont le fond de l'idéologie occidentale.

    Le cas de Marguerite de La Roque. Au contraire. On peut y voir l'exposé de l'individu qui n'a jamais aucune liberté et est totalement soumis aux circonstances du monde, que les religions en général conceptualisent par dieu. Le monde, le fatum, les circonstances, l'imprédictibilité, mais aussi les structures sociales, les déterminismes culturels, sont l'idée que les voies de dieu soient impénétrables. Marguerite n'a aucun libre arbitre en ce monde même quand elle fait preuve d'instinct de conservation et de force dans la survie. Revenant dans la société, elle retourne à l'anonymat féminine parce que rien dans son histoire ne valorise l'idéologie dominante. Elle ne manifeste que l'idée que "les femmes aussi sont capables de survie en milieu hostile..."

    or... la femme se doit d'être faible...
    ça inaugure un genre de fantasme de super-femme capable de se hisser au rang des exploits masculins et donc de les valoriser encore plus : le fantasme de la femmes guerrières chez les machos, vieille recette.
    y'a aussi plus simple
    une fois retournée à la société originelle, elle retrouve un confort plus... reposant ou tout d'aspirer à de la quiétude, sans oublier qu'on puisse se douter que personne ne va prendre en considération les réflexions sur le monde qu'une survivante, ex-faible femme, traumatisée par l'expérience, pourrait raconter.

    y'a des tas de gens qui vivent des trucs très durs : dans la plus part des cas, après l'épreuve, ils n'aspirent qu'au repos et à l'oublie.

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    1. Merci de ton passage, Healcraft ! Reviens-nous bientôt !:)

      A paul : j'aime beaucoup vos réflexions toujours profondes et sensibles. Je retiens surtout : "[Revenant dans la société, elle retourne à l'anonymat féminine parce que] rien dans son histoire ne valorise l'idéologie dominante". Excellent.
      Néanmoins il serait intéressant de lire les récits qui ont été tirés de son expérience. Pour ma part, je n'en connais qu'un seul, celui de Marguerite de Navarre qui l'a intégrée dans une série de fabulettes, disons, toutes racontées à partir d'histoires vraies, traitant essentiellement des rapports hommes/femmes, ce qui fait qu'elle réduit l'histoire de Marguerite de la Roque a un simple témoignage de fidélité de la femme à l'homme lorsque celle-ci exige d'être punie avec celui qu'elle aime et n'aurait d'après M. de N. survécu que dans le but de défendre le corps de son amant des bêtes sauvages qui voulaient le déterrer. M.de N. présente M. de La R. comme l'amante/épouse/bien-aimée idéale qui n'abandonne jamais son compagnon même mort. Cela dit à la fin, elle repart quand même chez elle avec les premiers marins qui passent !

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