dimanche 21 octobre 2012

La mère d'Albrecht Dürer montrée du doigt pour manquement aux normes de l'apparence d'aujourd'hui

Qui l'eut cru ? Sûrement pas Dürer lui-même, encore moins sa mère.

Je longeais, un soir, comme d'habitude, les couloirs de la station du métro, quand un petit portrait sur une affiche collée au mur, à ma droite, attira mon attention. J'y reconnus, en haut à gauche, le célèbre portrait de la mère de l'immense peintre allemand du XV/XVIe siècle Albrecht Dürer. Mais, à mon grand étonnement, il n'était nulle part mentionné quelle était la femme du portrait ni même qui avait peint ce portrait. À la place, cette incroyable question était posée aux passants :

LOUERIEZ-VOUS UNE CHAMBRE À CETTE FEMME ?
 
 Albrecht Dürer - Portrait de sa mère
 J'ai bien regardé de quoi il retournait, mais ce n'est qu'en trouvant par hasard une reproduction format A4 de cette affiche que j'ai pu mener mon enquête et découvrir qu'il s'agissait là d'une "inoffensive" rétrospective artistique.

Après avoir tapé le nom de STAEK et VOLLAND sur internet, j'ai fini par apprendre qu'un certain Klaus Staeck (né en 1938) s'était fait connaître dans les années 1970 d'abord avec cette affiche-là, puis d'autres montages "provocateurs" ultérieurs. Cette "oeuvre" fut réalisée à l'occasion de l'année Dürer (1971) à Nüremberg. Pour la circonstance, Staeck prit ce dessin au fusain de Dürer datant de 1514 auquel il associa en rouge la question "provocatrice" citée plus haut.
 Apparemment, un site qui se fait appeler "art et cosmos"  connaît le sens de ladite provocation. Il paraît qu'elle est politique :

Staeck zerrt uns schmerzhaft die soziale Wirklichkeit vor die Nase: Ein Vermieter, der dieser vom Leben gebeutelten Greisin ein Zimmer vermieten würde, war damals und ist heute schlicht undenkbar, im ach so christlichen Deutschland müsste der Mann ja aus christlichem Mitleid handeln, wo kämen wir da hin.
Staeck nous brandit sous le nez la douloureuse réalité sociale : un propriétaire qui louerait une chambre à cette vieillarde abîmée par la vie, c'était une chose de l'ordre du possible autrefois mais tout à fait impensable aujourd'hui, car dans une Allemagne pourtant si chrétienne si l'homme devait se laisser guider par la charité chrétienne, où irions-nous ?
 
Néanmoins, je me demande :
Pourquoi avoir choisi une femme ?
Pourquoi avoir choisi une femme célèbre ?
Pourquoi l'avoir exhibée comme une "vieillarde abîmée par la vie" ?

Parce qu'elle n'est pas botoxée ?
Parce qu'elle ne porte pas de bijou ?
Parce qu'elle est osseuse, a le nez un peu long et le même strabisme divergent que l'on retrouve chez son fils ?
 
Je vois dans ce choix un abus, une utilisation de la femme même très morte, même très respectable, même très vieille, tout à fait douteuse et malsaine.

Cela est d'autant plus frappant que, hors contexte social, hors année Dürer, hors Nüremberg (ceci se passe à Berlin) et hors connaissance poussée de l'art graphique allemand des années 1970, cette juxtaposition de texte et d'image est dix fois plus choquante.
On va me rétorquer : mais c'est cela l'art, surtout l'art dit "provocateur" : il est fait pour bousculer les règles, pour maltraiter l'esprit petit-bourgeois,etc....ok seulement voilà : il est curieux que ce soient surtout les femmes qui soient à la fin bousculées et maltraitées, et beaucoup moins les règles ainsi que les petits-bourgeois ! 

D'autre part, à bien y réfléchir, il est difficile de croire un traître mot de cet alibi de la charité chrétienne qui n'aurait plus été ce qu'elle était dans les années 1970 ou même ne serait plus dans les années 2010 ce qu'elle était auparavant.
Aucun propriétaire que ce soit en 1514 ou en 2012 ne résiste à l'argent peu importe celui ou celle qui paie. Des locataires d'appartement qui ne sont ni jeunes, ni beaux/belles voire qui s'avèrent carrément repoussant.e.s d'aspect, on en rencontre toujours et partout.
Non. Ceci ressemble bien trop à un alibi. Il est évident que le propos se porte ailleurs, à savoir sur l'apparence, et uniquement sur elle.
Datei:Albrecht Dürer 072.jpg
Barbara Dürer née Holper (v. 1452-1514) était en réalité une bourgeoise aisée, la fille d'un grand orfèvre qui épousa un grand peintre, lui-même fils d'orfèvre.
Son fils Albrecht était à bonne école.
En Allemagne, des personnes comme Staeck qui ont étudié l'art savent que de père en fils et de mère en fille jamais les Dürer n'ont été de pauvres gens. Quant à l'aspect décharné de ce portrait, il s'explique par le fait que Barbara Dürer est morte l'année où il a été exécuté.

Quelle femme à l'article de la mort se présente t-elle encore à un propriétaire d'appartement pour une location surtout si elle est d'une famille aisée ?

C'est ridicule.

En réalité, cette affiche a été exécutée par un homme qui, dans les années 1970, ne sépare déjà plus richesse de jeunesse et de beauté et participe déjà par le biais de l'art à la propagande fasciste sur l'apparence que nous subissons depuis des décennies et des décennies avec la pub. Cette affiche aurait pu être une affiche de pub. La différence est inexistante. Et le même message qui est délivré aux femmes jour après jour, tout au long de leur vie, au moyen de ces grands rectangles de papier collés dans l'espace public est : soyez jeunes, lisses, pomponnées et portez des signes extérieures de richesse. Sans quoi on se moquera de vous, comme on se moque aujourd'hui (s'est moquée hier) d'une grande personnalité allemande comme Barbara Dürer.

12 commentaires:

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    1. Staeck s'est servi de Barbara Dürer pour se faire un nom dans l'art. En tant que juriste de formation, il a exactement su de qui il pouvait abuser sans encourir la moindre peine !

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  2. La question est en effet incroyable!!!
    Note qu'il y a un temps, pas fort éloigné, on y aurait mis un(e) émigré(e).
    Vieillesse synonyme de pauvreté? Tiens donc.



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    1. A condition d'avoir eu envie de parler de (ou d'avoir prétendu s'intéresser à la) "charité chrétienne", ce qui n'a plus trop été à l'ordre du jour ces dernières années, je crois.

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  3. Vieillesse et jeunesse tête-bêche (tu comptes analyser l'autre partie?), détournement provocateur d'une oeuvre classique et admirée, diktat de l'apparence, cynisme... Cette affiche fait feu de tout bois pour accrocher le regard et cautionner les codes sexistes et matérialistes de la publicité.
    Ca me rappelle certaines campagnes de pub de B... : choquer, un point c'est tout, pour faire parler de soi.

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    1. Peut-être...l'affiche reprise sur l'annonce de la double expo "vieillesse/jeunesse" (en effet, bien vu) représente un enfant qui tient une bouteille de Jägermeister (liqueur alcoolisée) et qui dit "je bois de la Jägermeister parce que mon dealer est en prison".
      Cela dit je me rends compte que je connais déjà Ernst Volland, l'auteur, sans avoir vraiment remarqué son nom, car certains de ses montages sont vraiment politiques (à la différence de ceux de Staeck) et d'autres vraiment amusants.
      Exemple : "un bouquet pour l'Allemagne" représentant un montage avec des Pershings et des déchets nucléaires enveloppés dans des journaux comme "Bild" (pour ce qui est de l'affiche vraiment politique) et pour l'affiche vraiment amusante : une tête avec une balayette sur le crâne et des sachets de thé comme boucles d'oreille le tout donnant une allure très punk au portrait (s'achetait partout en carte postale, il fut un temps).

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  4. exact, exact, tout ce que tu dis, malheureusement... Pas sûr qu'une telle affiche passe aussi facilement en France...

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    1. L'art graphique est très différent en Allemagne, toujours très percutant avec des raccourcis époustouflants. J'aime beaucoup, en fait.
      Justement, on ne connaît pas cela en France.
      Mais cette affiche-là est juste stupide et très très sexiste. Mais avec son petit cercle uniquement constitué d'artistes mâles tels que Beuys. Nam June Paik, Wolf Vostell et Daniel Spoerri, entre autres, Staeck s'est bien protégé de toute critique extérieure. Et toute critique extérieure à ce cercle d'artistes officialisés adressée à un artiste montant revenait à élever celui-ci encore plus haut jusqu'au rang très prisé de "provocateur".
      Donc, impossible de dénoncer quoi que ce soit de tordu à l'art à l'époque.

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  5. Utiliser l'image d'une femme vieillie est toujours repoussoir pour certains. Il y a pourtant plein de femmes de plus de 70 ans qui sont remarquablement belles et qui ont une classe folle. Par exemple ici : http://advancedstyle.blogspot.fr/
    Bon, c'est la deuxième fois cette semaine que je fais la promo d'un blog de mec hyperfréquenté, mais c'est pour la bonne cause ;))

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    1. oui mais là il ne s'agit pas simplement d'une vieille femme anonyme. Il s'agit de la mère d'un artiste célèbre par un artiste qui aimerait l'être. Il s'agit donc de déboulonner une icône, et de s'en prendre à sa mère donc à lui-même à travers cette femme sous prétexte de vieillesse, de laideur et d'allure pauvre.
      Car les femmes peuvent être des boucs émissaires de différentes facons.

      Pas mal le lien mais ce que font Debra Rapoport et ses consoeurs, bien que divertissant, n'est-ce pas s'efforcer de ressembler à des midinettes, finalement ?

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    2. Non, je ne trouve pas qu'elles se comportent comme des midinettes : elles ne se déshabillent pas, elles sont même très couvertes et elles ne suivent pas la mode, au contraire elles imposent leur style hors-mode. La plupart sont d'ailleurs plus proches de créatrices qui font des choses somptueuses avec des bouts de tissus, des boutons ou des perles qui traînent chez elles, ou qu'elles chinent.

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    3. Dans ce cas, c'est effectivement louable. Il y a trop de femmes âgées en France qui pensent qu'il faut prendre la couleur des murs pour s'effacer quand on a dépassé la quarantaine.
      Cela dit les vieilles Anglaises ont toujours été plus excentriques sur ce point. Je me souviens que cela m'avait frappée lorsque je suis allée pour la première fois en Angleterre. Beaucoup de vieilles dames étaient vêtues de rose. En France, à la même époque, aucune femme âgée ne se serait permise de porter une couleur aussi voyante.

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