mardi 30 octobre 2012

Comment une femme échappa au bûcher et fit changer l'édit qui l'y condamnait

On connaît le Décaméron de Boccace qui a inspiré à Pasolini un film éponyme dans lequel dix histoires ont été extraites et adaptées au cinéma.

Mais il y a bien d'autres récits dans cette oeuvre qui en compte cent en tout et qui ont suffisament de mérite pour être connue également. En particulier celle-ci dont j'ai recopié une ancienne traduction.
Il existe une version moderne de cette traduction sur Wikipédia mais je préfère l'ancienne forme qui me paraît plus féministe.  La voilà.

"Ma dame Phelippe étant trouvée avec un sien ami par son mari fut citée devant le juge, dont elle se délivra avec une prompte et plaisante réponse et fit modérer le statut fait au paravant contre les femmes.

(...) Honnêtes Dames c'est belle chose que de savoir bien parler à tous propos : mais je l'estime encore plus belle de le savoir faire quand la nécessité le recquiert, ce que une gentilfemme dont je veux parler sut si bien faire, que non seulement elle en fit rire les auditeurs : mais aussi développa du danger de la mort comme vous oirez.
En la ville de Prato y eut jadis un édit non moins (à dire vérité) blâmable que cruel, lequel commandait sans faire aucune exception, que aussitôt fut brûlée la femme que son mari trouverait en adultère avec quelque sien ami par amours, comme celle qui serait abandonnée à quelqu'autre pour de l’argent. Et durant cet édit advint qu’une gentil femme belle et plus que nulle autre amoureuse, qui se nommait madame Phelippe, fut trouvée en sa chambre une nuit par Regnault de Pugliesi son mari, entre les bras d'un beau jeune gentilhomme d'icelle ville, nommé Lazzarin Quazzagliotri, qu’elle aimait comme soi-même : Ce que voyant le mari, courroucé merveilleusement, à peine sut-il retenir de courir sur eux et de les tuer. Et n’eût été qu’il avait peur de soi-même, il l'eut fait en suivant l’impétuosité de son courroux. S’étant donc retenu de le faire, il ne se put pourtant garder qu'il pourchassa la rigueur de l'édit de Prato, chose qui ne lui était licite de faire (lui-même). C’est à savoir la mort de sa femme. Et par ainsi ayant témoignages assez pour prouver la faute de ladite dame, aussitôt que le jour fut venu, sans en demander autre conseil l'alla accuser, et la fit adjourner. La dame qui était de grand cœur comme généralement ont accoutumé d'être, celles qui aiment à bon escient, délibéra contre le conseil et opinions de ses parents et amis, de comparaître : et de vouloir plutôt mourir virilement en confessant la vérité que ne fuyant, vivre vilainement en exil par contumace : nier qu'elle ne fut digne d’un tel ami, comme était celui entre les bras duquel elle avait été trouvée la nuit passée. Et s'en vint devant le Potestat fort bien accompagnée d'hommes et de femmes qui tous lui conseillaient de le nier. Et lui demanda avec un visage constant et une voix ferme ce qu’il lui demandait. Le Podestat regardant cette-ci, et la voyant belle de beau maintien, et, selon que ses paroles témoignaient de grand coeur, commenca d'avoir compassion d'elle, doutant qu’elle ne confessa chose laquelle il fut contraint pour faire son devoir  de la faire mourir. Mais ne pouvant toutefois délayer qu'il ne l'enquit de ce dont elle était accusée, il lui dit :  Madame, votre mari (comme vous voyez) est ici qui se plaint de vous : disant qu'il vous a trouvée en adultère avec un autre homme ; et pour ce, il demande que selon la rigueur d'un édit que nous avons, je vous en fasse punir : et par conséquent mourir : mais je ne puis le faire si vous ne le confessez. Et par ainsi regardez bien comment vous répondrez, et me dites s'il est vrai ce dont votre mari vous accuse.
La dame, sans point s'étonner répondit plaisamment : Monsieur, il est vrai que Regnault est mon mari, et qu'il m’a trouvée cette nuit passée entre les bras de Lazarin où j’ai été plusieurs autres fois par bonne et parfaite amitié que je lui porte ; et ceci je ne le nierai jamais ; mais vous savez bien et j'en suis certaine, que les lois que l'on fait en un pays doivent être communes et faites avec consentement de ceux à qui elles touchent : ce qui n’est pas advenu de cette-ci : Car elle est non seulement rigoureuse que contre les pauvres femmes, qui pourraient beaucoup mieux satisfaire à plusieurs que les hommes. Et outre ce, quand elle fut faite, il n'y eut femme qui seulement y consentit : ni qui jamais y ait été appelée, au moyen de quoi elle ne se peut appeler à bon droit que mauvaise, et si vous voulez être exécuteur d'icelle au préjudice de ma personne et de votre conscience, il est en vous de faire ce qui vous plaira : mais avant que vous procédiez à donner aucune sentence, je vous supplie qu'il vous plaise de me faire une petite grâce : c’est à savoir que vous demandiez à mon mari, si toutes et quantes fois qu’il lui a plu recevoir plaisir de moi, je ne lui ai pas fait abandon de ma personne. – » À quoi Regnault sans attendre que le Podestat le lui demandât, répondit soudainement que, sans aucun doute, sa femme toutes les fois qu'il l'en avait requise ne lui avait jamais refusé aucun plaisir qu'il désira prendre d'elle. Alors la dame continuant incontinent son propos dit : — Je vous demande donc monsieur le Podestat, s'il a toujours prit de moi ce qu’il lui a plu et qu’il lui a été besoin, que je devais ou dois-je faire du demeurant ? Le dois-je jeter aux chiens ? N'est-il pas plus raisonnable que j'en fasse plaisir à un gentilhomme qui m’aime plus que soi-même, que le laisser perdre ou gâter ?
Il y avait là à une telle examination et d'une grande et renommé dame comme cette-ci était, presque tous ceux de la ville de Prato, lesquels, oyant une si plaisante demande, crièrent soudainement (après avoir rient leur saoûl) tous que la dame avait raison et qu’elle disait très bien. Tellement que avant qu’ils partissent de là, l'on modifia par l'avis du Podestat, l'édit si cruel : et fut dit qu'il s'entendait seulement de celles qui pour argent feraient tort à leur mari. Au moyen de quoi Regnault demeurant confus d’une si folle entreprise, se partit de l'auditoire : et la dame joyeuse et délivrée, étant quasi réchappée du feu, s'en retourna toute glorieuse à la maison.

17 commentaires:

  1. Magnifique histoire! ...que devons-nous faire du demeurant? Ha, ha, trop drôle.
    Merci Euterpe, belle soirée.

    RépondreSupprimer
  2. Meric Colo: Oui, c'est une rigolote la dame Phelippe ! Comme dans ce temps on prêtait aux femmes une lubricité hors du commun, pourquoi ne pas en tirer avantage pour baratiner les juges ? L'idée s'est avérée excellente ! :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mais la réponse sur le fond n'est pas conforme à ce que la Dame souhaitait: l'aspect révolutionnaire n'est pas la blague sur la capacité sexuelle de son mari à la satisfaire, mais le fait que la loi édictée ne l'a pas été avec le consentement de ceux à qui elle s'applique. En l'occurrence les femmes.

      Et cet argument, évoqué par Boccace, me semble plus central dans le contexte (humanisme) que celui, plaisant, sur les prouesses défaillantes du mari...

      PS: que reprochez vous à Juan exactement? J'ai lu quelques uns de vos commentaires chez lui mais je n'ai pas bien compris les tenants et aboutissants...

      Supprimer
    2. Oui Javi, c'est surtout pour cela que j'ai restranscrit cette histoire. Mais à côté de ce point incontestablement central, l'histoire du "demeurant" qu'elle ne veut pas "jeter aux chiens" est amusante. Je ne l'ai pas compris comme une incapacité de son mari à satisfaire sa femme, d'ailleurs, mais dans la noblesse le mariage étant la plupart du temps arrangé avec, néanmoins obligation pour l'épouse de se soumettre au devoir conjugal, il reste que l'amour en lui-même ne pouvait être assouvi qu'avec un amant. D'ailleurs il était conseillé aux femmes dans bien des manuels à leur usage de prendre un amant pour leur contentement amoureux. Un mari que l'on n'aime pas n'a nul moyen de nous contenter. Le plaisir ce n'est pas une question de technique sexuelle mais de sentiments.
      C'est la raison pour laquelle, son argument du "demeurant" n'est rien d'autre qu'une "Verarschung" (je sais que vous comprenez l'allemand donc je le dis en allemand), c'est ce qui le rend particulièrement comique.

      Supprimer
    3. A propos de Juan, je lui reproche de devenir un réac de droite qui se croit encore de gauche. Depuis que Hollande est au pouvoir, on dirait le Lou Ravi de la crèche et tout ce que les soi-disant socialistes badigeonnent en rose lui convient (ex. : les Roms expulsés par la droite c'était horrible, expulsés par la gauche, c'est parfait il n'y a rien à redire). Entre autres reproches que j'ai à lui faire. Mais je ne m'étendrais pas sur le sujet si vous le permettez.

      Supprimer
    4. Pour Juan, j'avais remarqué aussi, mais c'est peut-être simplement la limite de l'exercice de style du blog pro-tel parti... une fois celui-ci venu au pouvoir. FH n'était pas mon candidat du premier tour, donc je ne me sent pas spécialement le besoin de le soutenir aveuglément quand il enterre des promesses de camapagne, même si je lui reconnais plus de qualités qu'à son prédécesseur.

      Pour revenir au sujet Boccace, la défense de la dame est pour moi réellement en deux temps: premièrement le consentement, argument destiné au souverain, qui précise les limites de sa souveraineté. Il faudrait voir le contexte exact de rédaction du décaméron, que j'ai oublié, pour savoir qu'elle est l'intention de l'auteur (probablement de rappeler les limites du pouvoir au souverain, dans une Italie où l'absolutisme existe moins qu'en France). Le deuxième argument, celui du "demeurant" est farcesque: il reprends trop le mème du mari impuissant, et trompé, pour être réellement politique. Il est plus efficace chez le public du procès d'ailleurs, si on en crois le récit fait par Boccace.

      Sinon, j'ai peur que vous ne surestimiez mes talents linguistiques...

      Supprimer
    5. Oui, c'était un très bon antisarkozyste étant donné l'impopularité de Sarkozy (facile de rendre impopulaire quelqu'un qui l'est déjà) mais un mauvais pro-hollande étant donné le manque de popularité de Hollande (difficile de rendre populaire quelqu'un qui ne l'est pas).

      Pour Boccace, c'est comme vous dites. En effet, une loi commune à toutes les juridictions d'Europe voulait que la femme ne se refuse pas à son mari. Par contre l'adultère était plus ou moins toléré suivant les régions étant donné le problème des mariages arrangés qui étaient frustrants pour les deux époux. L'Italie était très morcelée et donc, il y avait comme là, parfois des lois par ville. Il était donc plus facile de faire changer la loi en argumentant sur le fait que les citoyenNEs n'avaient pas été consultées.
      Pour la "Verarschung", cela veut dire le fait de berner quelqu'un, une "foutaise", se moquer du monde. Là, l'accusée joue sur le sexisme de l'époque. En effet, à cet époque on était persuadé que la femme était particulièrement lubrique, avait de puissants besoins sexuels. Aujourd'hui on pense que c'est l'homme. Ce qui est tout aussi sexiste. Croire que les femmes avaient des besoins sexuels irrépressibles permettaient de les accuser de coucher avec le diable et de les juger pour sorcellerie, aujourd'hui croire que les hommes ont des besoins irrépressibles c'est admettre le viol et la prostitution. Dans les deux cas, c'est du sexisme envers les femmes.

      Supprimer
  3. Dame Phelippe était trop vivante
    pour que l'Histoire finisse mal.

    Merci Euterpe pour ces histores
    rafraichissantes.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Lucno d'avoir délaissé quelques instants le gauchiste réac autoproclamé (Juan vieillit très mal, je suis déçue) pour me rendre visite ! :) Cela me fait très plaisir. Oui, cette histoire est vraiment très réjouissante et j'aime aussi beaucoup la langue du conteur.

      Supprimer
  4. Quel savoureux épisode historique!!
    Merci pour ce partage! ;¬)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de l'avoir lu ! J'essaie depuis quelque temps de commenter chez toi mais il y a truc qui ne fonctionne pas. Mais je ne m'avoue pas vaincue ! :)

      Supprimer
    2. Ah oui? Qu'est-ce qui ne fonctionne pas comme avant?

      Pourtant je n'ai rien changé dans mes paramètres... Ça me contrarie, ce genre de pépins techniques! Dis moi si le problème persiste, j'essaierai de voir ce qui cloche. ;¬)

      Supprimer
    3. J'ai rentré des commentaires et après avoir appuyé sur le bouton "publier", je me suis retrouvée sur la page de présentation de la fenêtre des commentaires. Mon commentaire avait disparu et pas moyen de revenir en arrière, ni de le retrouver. Cela m'est arrivé 3 fois !

      Supprimer
  5. Cela m'est arrivé aussi en essayant de commenter sur d'autres blogs de Blogger. Très frustrant, effectivement!

    Je ne connais pas la solution, mais maintenant, avant d'appuyer sur "publier" je copie mon commentaire dans le presse-papier. Comme ça, si tout disparaît, je n'ai qu'à recoller dans une nouvelle fenêtre de commentaire. Mais bon... je reconnais que c'est pas l'idéal...

    Si ça persiste, j'opterai aussi pour le même style de page de commentaire qu'ici. Peut-être que ça ira mieux après. ;¬)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, je t'encourage très très très fort à changer de système pour les commentaires !
      La 2e fois que ça m'est arrivé chez toi, j'ai copié mon commentaire pour tenter de le republier. Mais après avoir essayé plusieurs fois sans succès, je n'ai pas eu d'autre choix que d'abandonner. J'ai essayé une 3 fois, un autre jour, en pensant que ça avait été une panne temporaire mais non. Ca a refait pareil. J'avoue ne plus oser essayer maintenant ! :'-(

      Supprimer
    2. Voilà, c'est fait! J'espère que le problème ne persistera pas! ;¬)

      Supprimer
  6. Une histoire fort sympathique en effet. De quand date-t-elle ?

    RépondreSupprimer