vendredi 1 juin 2018

68 en Allemagne : Friederike Hausmann la femme penchée sur le corps de Benno Ohnesorg

L'année dernière, sous la pluie, devant l'opéra de Berlin, la gauche allemande a projeté sur un écran en plein air, un documentaire satirique sur la visite du Shah d'Iran, pour commémorer l'assassinat par Karl-Heinz Kurras de l'étudiant Benno Ohnesorg, durant la manifestation du 2 juin 1967 organisée contre la visite officielle de Mohammad Reza Pahlavi et Farah Diba. Cet événement passe pour marquer le début des événements de 68 en Allemagne, ainsi que la formation du Mouvement du 2 Juin et de la Fraction armée rouge.
Parmi les intervenant.e.s, il y avait le fils de Benno Ohnesorg qui n'a jamais connu son père, sa mère étant enceinte de lui au moment du meurtre. D'autres témoin.e.s d'époque étaient également présente.s. mais pas la femme de l'une des photos les plus célèbres de l'histoire contemporaine allemande.

Cette photo d'une femme penchée sur le corps de Benno Ohnesorg continue encore aujourd'hui à faire le tour du monde.

Qui était-elle, celle dans les bras desquels mourut l'étudiant Ohnesorg ? Elle exprima par la suite combien il est traumatisant d'assister à la mort, en temps réel, d'un inconnu surtout quand on ne s'y attend pas (il n'était pas encore mort quand elle s'est penchée sur lui). Mais que le sentiment d'irréalité avait commencé bien avant, avec l'attaque particulièrement violente de la police.
Les étudiant.e.s qui manifestaient devant l'opéra avait été poussé.e.s dans une ruelle jusque dans une cour d'où illes ne pouvaient fuir. La police s'était ensuite ruée sur la foule avec des matraques. Un coup de feu avait retenti. Benno Ohnesorg s'était soudain écroulé et sans même réfléchir, la jeune femme avait mis son sac sous la tête de l'homme tombé à ses pieds. Ensuite, trou noir. Elle ne se souvient plus de ce qui s'est passé avant qu'elle ne se retrouve plu tard hors de la cour, dans la rue, avec du sang sur les mains et ne se rappelle pas le moins du monde de ce qu'elle a fait ou dit ou de ce qui s'est produit autour d'elle, une fois Ohnesorg décédé.

 Friederike Hausmann qui étudiait alors l'histoire et le latin à la Freie Universität de Berlin et avait pour souhait de devenir enseignante, portait ce soir-là une tenue de soirée, ayant prévu de déjouer la police en se mêlant aux invité.e.s afin de les surprendre avec des slogans contre le régime du Shah. Mais cela ne s'était pas déroulé ainsi. La police avait dès le début ceinturé la manif. Il était impossible d'approcher le groupe des invité.e.s. Friederike Hausmann fut poussée avec les autres dans la cour fatale. Elle n'a pas entendu le coup de feu mortel ni vu d'appareil photo la photographier et ne savait pas que cet homme allongé là ne se releverait plus jamais.

  Ni qu'elle ne pourrait plus devenir enseignante. Car on ne lui permit pas d'enseigner. Elle tomba sous le coup du Radikalenerlass de 1972, une loi refusant l'emploi d'"extrémistes" dans la fonction publique.

Suite à l'effroyable meurtre dont elle avait été témoin.e, elle avait certes adhéré au SDS et assisté à des réunions du KPD-AO (organisation pour la reconstruction du parti communiste allemand), bien que selon ses dires, elle ne fut pas de nature radicale. Elle était une étudiante comme les autres qui, à l'époque, s'intéressait tout à fait normalement aux affaires publiques (ce qui n'est plus le cas des étudiant.e.s actuel.le.s tou.te.s pressé.e.s de se fondre dans le moule). La répression disproportionnée aux revendications de la manif du 2 juin lui aurait insufflé un élan radical. Mais ce ne furent pas les réunions politiques d'extrême-gauche auxquelles elle avait assisté qui furent invoquées pour l'écarter de l'enseignement. Il en fallait bien moins pour passer pour extrémiste. Sa voiture avait été apercue à plusieurs reprises à proximité de manifestations non autorisées.
C'est la raison qui fut avancée pour expliquer sa non-admission à la fonction publique.

Fuyant les années de plomb, elle s'installa à Florence en Italie et se redirigea vers la traduction de l'italien en allemand.

Elle traduira très classiquement Pétrarque et Umberto Ecco mais aussi des femmes politiques comme Lilli Gruber, autrice de plusieurs livres sur l'Islam et l'Iran, Barbara Spinelli, cofondatrice du quotidien La Repubblica et l'ex-dirigeante du parti communiste italien, Rossana Rossanda.

Elle publiera aussi ses propres livres dont quelques-uns sur des femmes de pouvoir au temps de la Renaissance italienne comme Alessandra Strozzi et Lucrezia Medici ainsi que d'autres du 18e siècle italien comme Marie-Caroline, reine de Naples.

Bien des années après, elle retourne au pays et, en 2005, elle est finalement autorisée à pratiquer l'enseignement. Elle devient prof de latin et d'histoire au lycée Christoph-Probst de Gilching près de Munich.


Elle dit, aujourd'hui, que cette photo qui revient en permanence dans journaux, livres et émissions sur l'histoire de l'Allemagne au 20e siècle, déréalise son souvenir.

Neanmoins, elle se rappelle ce que sa bouche en mouvement sur la photo réclamait: une ambulance. Vite.


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Nous remarquerons qu'en France le cliché emblématique de 68 représente un leader médiatisé de la contestation estudiantine. Celui que l'on appela alors "Dany le Rouge", roux et supposément communiste ,fixant effrontément un CRS, appelé alors "SS".
En France, la photo emblématique de 68 représente en quelque sorte l'ordre nouveau masculin défiant les forces de l'ancien ordre tout aussi masculin. Cette image est trompeuse puisqu'aujourd'hui, le jeune mâle qui défiait ses aînés sur la photo est devenu la mouche du coche capitaliste entraînant la calèche néolibérale et technocratique vers ce qu'il croit être l'"avant" et n'est autre que le ravin.

En Allemagne, le cliché emblématique de 68 (qui commence en 67) représente l'ordre nouveau masculin TUÉ par les forces de l'ordre masculin d'alors. On dirait que le Féminin opprimé anonyme telle Antigone constate, indignée, l'assassinat du fils par le père. Celles qui engendrent ces corps qu'on tue sont témoin.e.s de la haine de la vie qui est la marque du patriarcat. Antigone-Friederike est emmurée dans l'image de son indignation et désir de réparation par un Créon intemporel car il n'y a ni ordre nouveau masculin, ni ordre ancien masculin. Tant que le masculin domine, il n'y a ni modernité ni ancienneté, il n'y a qu'une continuité.
 
 

L'écrivain Édouard Louis dit, à propos de son livre "Qui a tué mon père", "la masculinité a été l'un des mécanismes qui a le plus détruit mon père". Ici 16:47
Il dit aussi qu'il y a une protestation aujourd'hui tout aussi forte et vivante qu'en 68 mais différente car elle s'est enrichie entre autres du féminisme.

Mais si partout dans le monde les manifestations de femmes sont devenues à ce point importantes que l'on ne peut plus les occulter, le patriarcat moribond va continuer à frapper de tous côtés comme un dément. Il tuera encore tout ce qui se mettra en travers de son chemin même si sa disparition est programmée. En conséquence, si nouvel ordre il y a un jour, il sera féminin, tout simplement parce que la préservation de la vie sur Terre l'exige.

4 commentaires:

  1. Bravo pour ton analyse -toujours pertinente. Je ne connaissais pas cette photo allemande. Merci pour ce billet.

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    1. Merci ainsi que pour ton partage sur twitter ;) Je ne vois plus twitter que sur les blogs (toujours zéro accès).
      Oui cette photo en plus d'être dans tous les livres d'histoire de l'Allemagne reste l'étendard des mouvements révolutionnaires tandis que celle avec Cohn-Bendit, vu ce qu'il est devenu, n'a aucun avenir en tant qu'étendard révolutionnaire.

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  2. ha te revoilà, merci !

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    1. Merci pour ta visite ! J'ai un peu attendu le 2 juin pour publier afin de coincider avec le sujet ;)

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